• Témoin d'Orient

    Lorsqu'on est témoin d'un évènement extraordinaire, d'un spectacle qui nous a émus jusqu'aux larmes, on peut garder tout cela pour soi comme un trésor caché au fond du cœur, mais c'est tellement plus beau de le partager.

  • Cette année 80 allait être un moment important de ma vie. Au début de l’année, on me propose de quitter le Liban pour aller ouvrir un nouveau focolare en Terre Sainte avec deux autres focolarini qui viendraient d’Italie. Cela se fera pendant l’été. J’ai donc encore six mois devant moi. Et j’avoue que cette situation va me faire vivre chaque évènement et chaque rencontre avec une intensité sans pareille. Penser que je vais quitter tous ces amis, toute cette famille qui s’est construite en quelques années et qui sont devenus toute ma vie jusqu’à présent. Et puis penser que, là où je serai bientôt, il me sera impossible de communiquer avec le Liban : ah, ce monde divisé, plein de barrières…

    Entre temps, avec toujours cette guerre comme toile de fond, qui n’en finit pas, notre Mouvement continue à grandir, comme une réponse de la vie à la mort. 700 participants à la rencontre des jeunes organisée en mars au Collège des Frères de Mont La Salle, 1400 personnes à la Journée-rencontre d’avril toujours au même endroit, sur le thème « Dieu Amour et la charité. » Nous sommes aussi toujours en première ligne au Conseil des laïcs qui organise en mai une rencontre avec 150 représentants de tous les mouvements qui le désirent : Robert et Nelly nous représentent dignement.

    Mais la vie ce sont aussi les imprévus, les surprises douloureuses qui ne viennent pas seulement de la guerre. En mai nous allons perdre pour la première fois deux de nos amis parmi les plus chers. Au début du mois, Charlotte nous téléphone un soir pour nous dire qu’Antoine, son mari, vient de perdre connaissance et qu’on l’a emmené à l’hôpital. Nous courons tout de suite chez eux pour soutenir Charlotte dans son épreuve. Antoine ne s’est plus réveillé. Il va rester dans le coma une dizaine de jours puis nous quitter pour toujours : il a été terrassé par une hémorragie cérébrale foudroyante que l'on n'aurait jamais imaginée.

    Antoine avait seulement 34 ans, il était plein de vie, heureux dans sa famille avec Charlotte et leurs trois enfants encore bien petits, Janine, Zeina et Joseph. Pendant la durée du séjour d’Antoine à l’hôpital, nous avons tous essayé de nous relayer auprès d’elle, à l’hôpital et à la maison. Comme on se sent impuissant dans des moments pareils ! Mais chaque visite, chaque rencontre, chaque regard prend une dimension toute nouvelle. Les petits ou les grands problèmes de chaque jour (la guerre continue tout de même sans répit) semblent peu de chose devant ce mystère de quelqu’un qui était là avec nous, tellement vivant et qui soudain est en train de s’en aller. C’est là qu’on se sent encore plus une famille, où chacun est vraiment prêt à tout donner à l’autre.

    Le jour des funérailles, une foule se presse à l’église et au cimetière. Famille, parents, amis, collègues de travail d’Antoine jusqu’aux ouvriers indiens de ses chantiers qui l’appelaient « Papa », tellement ils étaient touchés par son humanité ! C’est dans ces moments-là qu’on s’aperçoit vraiment de la valeur d’une personne, qu’on regrette d’avoir manqué des occasions précieuses de rester ensemble et qu’on remercie Dieu d’avoir mis sur notre chemin des amis pareils.

    Et voilà que quelques jours plus tard, c’est Jean Khoury qui nous quitte brusquement. Son départ était plus prévisible peut-être. Il avait presque 60 ans, il était cardiaque, mais de là à imaginer qu’il allait nous quitter ainsi à l’improviste. C’est qu’il faut revenir ici un peu en arrière. Nous avons déjà parlé de la famille de Nabil et Daisy, parmi nos premiers jeunes, qui avaient peu à peu conquis leurs parents, entrés à leur tour à faire partie de cette famille qui vivait une telle solidarité au milieu de la guerre. Jean était un brave commerçant de tapis, mais il n’avait peut-être jamais senti l’urgence de consacrer vraiment sa vie à la diffusion de l’Evangile. Puis avec les circonstances de la guerre où il avait failli tout perdre et il avait dû se réfugier à Beyrouth en quittant sa belle région de Saida devenue trop dangereuse, il s’était mis à réfléchir. Avec sa femme Denise il avait décidé de s’engager réellement à porter ce courant de paix et d’amour autour d’eux. Mais peu de temps après ce changement radical dans leur vie, voilà que Jean a une crise cardiaque qui lui fait voir la mort en face. Se voyant partir il fit cette prière à Dieu, comme un enfant : « Mais, mon Dieu, je viens à peine de me mettre à prendre au sérieux ton Evangile et déjà tu m’emportes ? Laisse-moi encore deux ans sur cette terre, que j’aie le temps de témoigner vraiment de ton amour autour de moi. »

    Et de fait Jean guérit. Et quand il se sent mieux, il n’oublie pas sa prière. Tout le monde va dire que Jean est devenu une autre personne. Dans ces groupes d’échange autour de la Parole de vie, c’est toujours lui qui a le plus d’expériences concrètes à raconter et qui entraîne tout le monde par son enthousiasme. Il a même décidé d’aller à un congrès à Rome pour connaître en personne la source de toute cette vie. Le docteur qui l’a visité lui a donné le feu vert pour le voyage : il semble que le cœur peut supporter un tel effort. Ce jour-là Jean demande à Denise où est son passeport, car il faut se préparer, et voilà qu’il se sent mal tout à coup. Son fils Nabil, médecin, qui est tout de suite alerté, ne peut rien faire. Jean s’en est allé à son tour. On se rappelle alors que les deux ans de sa prière viennent de passer.

    Je n’oublierai jamais le climat qui se crée aussitôt à la maison autour de Jean étendu sur son lit pour un dernier adieu. Une dame entre et se met à crier comme le font encore parfois certaines pleureuses, selon les traditions du pays, mais elle s’arrête aussitôt, car ici c’est la paix qui règne, plus forte que la douleur. Les funérailles de Jean vont être aussi extraordinaires que celles d’Antoine. Deux anges qui s’en sont allés en si peu de temps. La vie va continuer, mais elle ne sera plus comme avant.

    Avec la vie qui continue, mes activités avec les « gen 3 », ces enfants de 9 à 17 ans, redoublent d’intensité, surtout qu’eux aussi savent que je vais bientôt m’en aller. Je n’oublierai jamais la question de Walid Farah, un des plus petits du groupe qui demande à sa maman pourquoi Roland s’en va. Et sa maman lui explique que Chiara envoie Roland dans une autre maison, un autre focolare à l’étranger. Et Walid de dire : « Et pourquoi Chiara n’envoie pas plutôt Pierre Le Vaslot ? » Evidemment Pierre n’était pas tout le temps avec les enfants, ce n’aurait pas été la même chose pour lui ! Nous avons bien ri quand on nous a raconté cette histoire.

    Un moment extraordinaire avec les « gen 3 », c’est quand on s’est mis d’accord avec le Centre Gen mondial à Rome pour faire, au Liban, un montage de diapositives sur l’histoire du Bon Samaritain. Il n’y avait pas encore de vidéos à l’époque. La meilleure chose que nous pouvions faire, c’était une sorte de théâtre repris en photos et transformé en diapositives. Il fallait d’abord trouver un endroit dans la montagne libanaise, un peu désertique, qui puisse faire penser aux monts de Judée en Palestine, avec le chemin de Jérusalem à Jéricho. Puis nous avons créé des habits qui pouvaient ressembler au moins un peu à l’époque de Jésus. Nous avons distribué les rôles : Jésus, ceux qui lui posaient des questions et puis ceux qui allaient mimer l’histoire du Bon Samaritain. Il fallait encore trouver un âne pour porter le pauvre blessé jusqu’à l’auberge : nous avons pu en louer un pour une heure dans les parages. Et nous pouvions commencer, avec un grand enthousiasme. Je faisais la mise en scène et Rino prenait les photos. Cette série de diapositives a tellement plu à Walter, notre responsable mondial pour les « gen 3 », qu’il en a fait des copies pour tous les focolares du monde. Les nôtres n’étaient pas peu fiers de savoir que leurs photos étaient projetées sur des écrans de l’Australie à l’Argentine en passant par tous les pays européens et beaucoup d’autres de tous les continents.

    Quand on se revoit maintenant, plus de 35 ans après, tous se souviennent de l’aventure. Elie qui était le brave aubergiste, est maintenant un prêtre bien connu, secrétaire du Patriarche maronite. Si Jésus est encore au Liban après avoir passé bien des années en France, et si certains des protagonistes n’ont pas quitté le pays, le pauvre garçon blessé (avec du ketchup sur l’estomac pour rendre la blessure visible) a longtemps travaillé dans le Golfe, un des bandits est allé s’établir au Portugal, d’autres acteurs sont en Amérique, au Nigéria ou ailleurs, mais ce qui a été vécu reste pour toujours dans les cœurs.

    La vie était tellement belle et dynamique entre nous que nous avons décidé d’envoyer pour la première fois un groupe de « gen 3 » libanais à un congrès international à Rome. Quelle joie et quel honneur pour tout le monde ! Comme je ne pouvais pas quitter mon travail (c’était à la fin de l’année scolaire), quelqu’un d’autre les a accompagnés là-bas et je ne pourrais pas dire comment le congrès s’est réellement passé, mais tous semblaient très heureux de cette nouvelle découverte.

    Avec tout cela, le moment était arrivé pour moi de faire mes valises, d’acheter mon billet d’avion et de saluer tout le monde. Je n’oublierai jamais comment tout cela s’est passé. Je revenais en voiture de l’agence de voyage où j’avais acheté mon billet, j’étais dans une petite rue étroite à sens unique au milieu d’un intense trafic, comme toujours à Achrafieh, lorsqu’on entend tout à coup des bruits terribles de fusillades et de bombardements. Comme d’habitude dans ces cas-là, avec l’écho qui se répercute entre les immeubles, on entend des explosions comme si cela venait de tous les côtés à la fois et on n’arrive pas à comprendre ce qui se passe, si le danger est devant, derrière, à droite ou à gauche. Mais, dans ces moments de panique, inutile de trop raisonner. Je vois que tous les occupants des voitures devant moi quittent précipitamment leurs véhicules et se réfugient dans le premier immeuble ouvert qui leur tend les bras. J’en fais autant et je me retrouve ainsi avec d’autres personnes angoissées dans le hall d’un immeuble qui semble un peu plus à l’abri. Et nous attendons de voir si la bataille va diminuer. Et puis quelle est cette bataille qui a éclaté ici en plein quartier chrétien sans préavis ? Pas de palestiniens ici, ni de milices musulmanes. Qui contre qui ?

    Nous apprendrons bientôt que ce sont deux milices « chrétiennes » qui ont décidé de se faire la guerre, sans doute pour montrer à tout le monde qui était le maître dans le quartier. Quelle situation terrible et inhumaine ! On va même voir des jeunes de la même famille qui se trouvent sur des barricades à se tirer les uns sur les autres. Combien de sang qu’on aurait pu éviter, qui coule parce que la violence ne sait plus s’arrêter !

    Au bout d’une demi-heure d’attente, un certain calme semble revenir, mais aucune voiture ne s’aventure à continuer son chemin dans cette rue. Il semble que le cœur de la bataille est devant nous, là où nous aurions dû aller. Tout le monde rebrousse donc chemin et j’en fais de même, en marche arrière, quand je constate que toutes les voitures derrière moi se sont déjà retirées. Mais je ne peux pas rentrer à la maison. Et pas de nouvelles de Pierre Le Vaslot qui doit s’y trouver. Il n’y avait pas de cellulaire à l’époque !

    Je peux toujours aller me réfugier à la montagne. Mais il y a un autre problème, c’est que nos « gen 3 » doivent rentrer de Rome juste le même après-midi et j’avais promis à certains parents d’aller les chercher à l’aéroport. Comment faire maintenant ? Et où est-il prudent de circuler ? C’est qu’il faut éviter tous les quartiers où se trouvent des casernes des deux milices concernées, pour ne pas se retrouver encore au milieu d’une fusillade. Jamais la situation n’avait été aussi compliquée dans cette région. Finalement j’arrive à l’aéroport. D’autres parents ont pu aussi y descendre. On se partage les enfants. Je dois en ramener deux ou trois chez eux. Un à la montagne et les autres à Beyrouth. Quand je parviens à ramener le dernier sain et sauf chez lui, je pousse vraiment un soupir de soulagement. Je n’oublierai jamais la joie de Vango de voir finalement arriver son fils Carlos. Tout s’est bien terminé.

    Mais pour moi ce n’est pas encore fini. Comment rentrer à la maison puisque notre appartement se trouve à 50 mètres du quartier général de la milice qui est maintenant encerclée un peu partout ? Il fait déjà nuit. J’arrive à 300 mètres de la maison, mais impossible de passer, ce serait du suicide, on tire certainement sur tout ce qui bouge dans cette semi-obscurité. Heureusement que nous avons des amis partout. Je vais dormir cette nuit-là chez Jean et Hayat Fallah, tout près de chez moi, mais comme si j’étais dans un pays ennemi.

    Le lendemain, je vais rentrer à pied à la maison, parce qu’en voiture ce serait trop risqué. Je fais le tour d’un pâté de maisons où il semble que le danger est moins grand. A l’endroit le plus délicat, je marche les mains en l’air pour montrer que je n’ai pas de mauvaises intentions. Et j’arrive finalement à la maison. Pierre va bien. Il a réussi à rentrer à la maison du travail en prenant deux taxis et en faisant une partie du trajet à pied pour contourner la zone dangereuseA l’intérieur même de l’immeuble il n’y a pas eu beaucoup de danger. Mais quelle absurdité, cette guerre !

    Je peux commencer à ranger mes affaires. Mais la situation va encore se compliquer. L’aéroport va se fermer pour un certain temps. On circule très peu ces jours-là, car la bataille n’est pas encore complètement terminée. Moi qui voulais saluer tout le monde, impossible. Et comme je dois quand même partir, la seule solution est de prendre un bateau pour Chypre à partir du petit port de Jounieh. Rino m’y accompagne avec un ou deux de nos jeunes. Je pars presque comme un voleur, sans voir personne…

    Parfois on se demande pourquoi tout cela. Pourquoi la haine, la guerre, la violence ? Pourquoi je dois partir maintenant et quitter des amis si chers sans même pouvoir leur dire adieu ? Je ne les reverrai peut-être jamais plus. C’est une expérience qu’aujourd’hui encore bien des réfugiés dans le monde répètent chaque jour. Je ne pouvais pas savoir à l’époque que je serais passé de nouveau au Liban deux ans plus tard, que je serais venu m’y établir de nouveau cinq ans plus tard et que j’y serais retourné encore plusieurs fois. Et aujourd’hui encore c’est du Liban que j’écris tous ces souvenirs. Tout cela est certainement une grande leçon de vie : ne jamais trop se préoccuper pour l’avenir qui nous réserve certainement bien des surprises.

    Plus tard j’aurai de temps en temps des nouvelles de mes amis libanais, à travers l’Italie. De mauvaises nouvelles comme celle de l’assassinat de Georges Saadé qui m’avait accueilli si souvent comme un frère dans sa famille à Zahlé et que des éléments armés avaient lâchement tué, à l’hôpital même de Tell Chiha où il avait passé sa vie au service des malades : logique d’une violence aveugle qui  veut tuer pour tuer, qui ne sait même plus où elle va.

    Mais aussi de bonnes nouvelles comme celle du témoignage donné par Jacques et Pierrette Matta au Vatican devant le Pape Jean-Paul II, à une grande réunion sur la famille : la vie d’une famille libanaise qui gardait l’espoir au milieu de la guerre (avec la naissance de Nayla comme un signe que la vie est plus forte que la mort) était sans doute un fruit bien positif de toute cette vie de communauté portée ensemble par tout le monde au-delà des circonstances et des épreuves de toutes sortes.

    Une autre bonne nouvelle au cours de toutes ces années, c’est le nombre de jeunes libanais qui ont senti à leur tour cet appel à tout donner pour cet idéal d’unité au service de l’humanité. Après les départs de Rosette, Pierre Baaklini, Joseph, Ghada, Josyane, Leila, voilà que sont partis pour Loppiano, au centre international de formation pour les focolarinis près de Florence, Nadine Chéhab, Paulette Ghassiby, Maryse Atallah, Rita Moussallem, Toufic Makhoul, Pierre Dahdah, Walid Najjar, Arlette Samman, Katia Mikhail, puis un peu plus tard encore Fadia Haddad. J’espère n’avoir oublié personne. Tous ne continueront pas pour toujours dans cette voie, mais c’est beau de rappeler toute cette générosité d’un peuple qui a souvent été en première ligne dans la lutte pour un monde plus ouvert, plus humain, plus pacifique…

     

     


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  • C’est la cinquième année de guerre déjà et on n’en voit pas la fin. Elle va en effet durer bien longtemps encore. S’y habituer ? C’est impossible, bien sûr. Jamais on ne pourra s’habituer au mal, et la guerre est un des aspects les plus horribles du mal qui demeure au cœur de l’homme, avec toutes les mauvaises excuses qu’on lui invente : « guerre de légitime défense », « guerre de prévention », « pour l’avenir de nos enfants », « nous n’avons pas le choix »… On a toujours un autre choix que la guerre, si on veut se donner la peine et le courage de le chercher. Le mal dans la guerre, c’est d’abord qu’il tue, ce qui veut dire qu’il élimine des personnes, le plus souvent innocentes, sans leur laisser la possibilité de revenir. Mettre quelqu’un en prison est déjà terrible, mais il y aura toujours la possibilité de l’en sortir. Mais éliminer définitivement quelqu’un, c’est sans espoir. Excusez-moi pour ces considérations qui m’ont échappé : elles sont plus fortes que moi. Mais nous continuerons ce discours dans d’autres rubriques de notre blog.

    Revenons-en à notre histoire, la belle histoire des développements de notre « famille » au Liban. Oui, notre famille grandit malgré tout ou peut-être « grâce à tout ». Car, lorsqu’un idéal est vrai ou porte au moins une grande partie de vérité, au-delà des limites de chacun, ce ne sont pas les épreuves qui vont l’affaiblir, bien au contraire : les épreuves sont des moments de vérité où l’on se convainc encore plus que l’on est bien dans la bonne direction. Combien de gens trouvent justement leur place dans ce « focolare » qui veut dire en italien le cœur intime de la maison, là où les morceaux de bois entrecroisés donnent du feu et de la chaleur et où il fait bon de se retrouver au moins pour s’asseoir un moment et reprendre son souffle avant de retourner dans la mêlée où tout est si difficile.

    Notre vie continue donc. Joseph est parti pour Loppiano, maintenant qu’il a finalement récupéré son passeport libanais. Gérard Denis vient renforcer notre focolare après de longues années passées en Algérie : un autre aspect de notre grande zone du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord, source de partage et d’enrichissement réciproque. Au début de l’année, nous avons la joie d’accueillir pour quelques jours au Liban Vita, un des tous premiers focolarini, un des premiers compagnons de Chiara, envoyé par nos responsables pour nous montrer toute leur sollicitude pour notre situation si lourde et pour pouvoir raconter ensuite à tout le monde comment notre « petit troupeau » continue à aller de l’avant dans la tourmente. Je me souviens d’avoir eu avec lui un long entretien très beau. Lorsqu’on avance tête baissée au milieu des problèmes, on ne se rend pas toujours compte de la grâce et de la beauté de ce qu’on vit. C’est comme lorsqu’on regarde un beau dessin de trop près, on ne comprend pas grand-chose : il faut s’arrêter et prendre un peu de recul pour apprécier l’œuvre d‘art à sa juste valeur.

    Un jour, nous avions décidé de demander à Vita de raconter à nos « gen 2», garçons et filles, les jeunes de la deuxième génération, comment cet idéal d’unité avait commencé en Italie à la sortie de la guerre et s’était diffusé rapidement dans le monde entier. Nous étions entassés au maximum dans notre beau salon de Sioufi. Comme Vita parlait seulement italien, c’était moi qui le traduisait phrase par phrase en français : une expérience forte où l’on sent toute l’attention qui passe à travers la traduction comme un flux de l’esprit qui va se déverser sur tous les présents. Mais voilà qu’à un certain moment on commence à entendre au dehors, dans le quartier, des bruits de fusillades et de légers bombardements. Vita s’arrête un peu effrayé et demande à Guido : « Vous me direz si on doit s’arrêter. » Mais Guido lui fait signe de continuer : si on arrêtait tout au moindre danger, on ne ferait jamais rien. Atmosphère évidemment un peu surréaliste pour quelqu’un qui vient d’un pays en paix où il n’y a pas ce genre de problèmes. Mais, au bout d’un moment, les bombardements se rapprochent et deviennent de plus en plus forts. Heureusement Vita a presque terminé de nous donner son témoignage. Il faut se résigner à descendre tous à l’abri dans le dépôt en partie souterrain qui se trouve en bas de l’immeuble. On s’y retrouve avec tous les voisins. Vita voit bien que nous sommes habitués, malheureusement, à ce genre de situations. Pas de panique, la joie même de partager le danger avec nos voisins dans une atmosphère fraternelle : la souffrance a toujours des aspects positifs. Bientôt le calme reviendra et tout le monde rentrera chez soi. Nous avons vécu, au milieu de la confusion générale, un moment d’éternité. Et, ce qui est surprenant, c’est que Vita va tomber du toit de sa maison en Italie, quelques semaines plus tard, et nous quitter pour toujours. Chacun ici commentera : « Il est venu au Liban, il aurait pu être tué par un obus et voilà qu’il meurt en voulant tout simplement faire une réparation dans sa maison : vraiment on ne connaît ni le jour ni l’heure de son destin ! » Autre leçon de vie bien involontaire.

    Un autre aspect important de cette année-là, c’est la constitution d’un Conseil des laïcs au niveau de l’Eglise catholique locale qui regroupe les catholiques des sept rites : maronite, grec-catholique, syrien-catholique, arménien-catholique, copte-catholique, chaldéen et latin. Toute une belle variété enrichissante qu’il est difficile d’imaginer en Europe. Guido et Aletta vont confier à Robert Sikias la responsabilité de représenter le Mouvement des Focolari dans cette belle assemblée, avec les membres d’autres mouvements actifs dans l’Eglise et des représentants des nombreux diocèses de tous les rites. Robert est la personne la plus adaptée pour cette tâche délicate : ancien novice des Jésuites, avant de trouver sa vocation en fondant une belle famille avec Nelly, il a une grande culture ecclésiale qui va bien le servir. En fait, Robert va bientôt devenir un des piliers de ce Conseil, très proche des évêques accompagnateurs comme Mgr Bacha et bientôt notre grand ami Mgr Scandar. Robert deviendra assez vite secrétaire du Conseil, apprécié de tous et notre Mouvement sera lui aussi bien connu grâce à lui. Comme, en plus, Robert est propriétaire avec ses frères d’une grande usine-dépôt qui traite et entrepose des tonnes et des tonnes de légumes secs, il y a beaucoup de place chez lui pour des salles de réunion, des tables, des photocopieuses, etc. et l’usine Sikias va devenir pendant des années une sorte de secrétariat de l’Eglise locale et en même temps du Mouvement des Focolari : une générosité qui le mènera loin et nous avec lui.

    Une considération curieuse que Robert nous a rapportée à l’époque : un jour qu’il parlait avec le responsable d’un autre mouvement de toutes les conséquences de cette guerre apparemment sans issue, cet autre responsable dit à Robert : « C’est terrible ce qui se passe maintenant au Liban, beaucoup de gens s’en vont pour émigrer en Europe ou en Amérique, par peur de l’avenir. Nous avons beaucoup de nos membres qui sont partis et notre nombre est en train de diminuer. Comment ça se passe pour vous, chez les Focolari ? » Et Robert de lui répondre qu’effectivement un certain nombre de nos familles ont déjà quitté le pays, et pourtant nous nous retrouvons plus nombreux qu’avant ! Et c’est effectivement ce qui était en train de se passer. Miracle d’un idéal qui demande seulement la présence de deux ou trois unis au nom de Jésus et qui aide à reconnaître le visage de Jésus abandonné dans toutes les souffrances de la vie, un idéal passepartout, comme l’est en réalité tout l’Evangile. Et de fait nos amis et adhérents ne cessaient d’augmenter. Début avril nous avons pu organiser une rencontre de 700 jeunes au Collège des Frères des Ecoles Chrétiennes de Mont La Salle, puis en juin une autre rencontre de 1000 personnes au même endroit. Nous étions d’ailleurs reçus à bras ouverts dans ce Collège que Jacques venait de construire avec son entreprise, malgré les difficultés de la guerre.

    De plus en plus d’adultes et de familles s’engageaient avec nous, que je n’ose pas trop citer ici de peur d’oublier quelqu’un, surtout qu’à l’époque j’étais responsable des enfants et je ne pouvais pas encore bien connaître tous les adultes. Entre temps, Philippe et Léna et Guy et Micheline avaient décidé de s’engager comme focolarinis mariés. De nouveaux enfants étaient nés comme Nayla Malhamé, petit miracle après quelques années où il semblait qu’ils n’auraient pas pu avoir d’enfants. Et puis personne n’oubliera la venue des triplés chez les Hage : Philippe junior, Jean-Paul et César. Quelle aventure ! C’était les mascottes de tout le Mouvement. Il fallait voir Léna les premiers temps avec l’aide des deux grands-mères qui donnaient à manger à l’un des trois enfants en inscrivant tout sur un carnet pour être sûres de ne pas donner deux fois à manger à l’un et rien du tout à l’autre… Les premiers mois ils avaient inventé une langue commune où ils communiquaient, se comprenaient, riaient, s’amusaient et se disaient sans doute bien des secrets. Beauté de la vie qui jaillit toujours, plus forte que la guerre !

    A l’époque, le focolare féminin avait reçu le renfort d’Antonietta de l’Argentine, vite engagée dans un orphelinat où étaient rassemblés des enfants de Damour qui avaient perdu leurs parents lors d’un massacre terrible qui avait surpris ce petit village pacifique : certains, se voyant encerclés, avaient réussi à fuir par la mer, mais beaucoup avaient été tués, laissant justement de nombreux orphelins que l’Eglise accueillait comme elle pouvait dans des lieux provisoires. Parfois nous allions aider Antonietta à faire jouer ces enfants pour leur redonner un peu de réconfort et d’espoir. C’est d’ailleurs à cette époque qu’est née l’activité des parrainages ou adoptions à distance au niveau de toutes les familles des Focolari dans le monde, en commençant justement par les enfants libanais dans le besoin. Au lieu d’adopter un enfant en l’enlevant à son milieu d’origine avec tous les risques de traumatismes psychologiques que cela comporte, des familles d’Europe pour commencer, puis de tous pays par la suite, prenaient en charge financièrement un enfant, mais en gardant toujours le contact avec lui par des lettres régulières, des photos, des nouvelles, des cadeaux. Ainsi allaient se tisser dans le monde des liens merveilleux entre « parrains » et enfants, dont beaucoup allaient un jour se rencontrer avec une grande émotion, une fois que les enfants avaient grandi. Cette action continue à être bien vivante désormais dans le monde entier, comme un beau filet de solidarité entre tous.

    J’aurais beaucoup à raconter encore de cette période. En classe, malgré la situation, j’étais de plus en plus heureux, désormais bien inculturé avec le système éducatif local. J’étais exigeant avec mes élèves de 10 à 14 ans, mais je leur montrais que chacun était important pour moi. Parfois je faisais sortir toute une classe en randonnée dans la montagne ou j’allais jouer au football avec eux. On s’amusait aussi beaucoup en classe. J’inventais par exemple toujours des phrases originales pour l’analyse grammaticale qui mettaient un peu de piment à mes leçons, du genre : « Le lion est entré en classe et a dévoré le professeur. » Pour ces enfants, souvent angoissés par la situation, habitant dans des quartiers où certaines milices combattaient sous leurs yeux l’une contre l’autre, l’école était une sorte d’oasis qui les réconfortait.

    Je n’oublie pas non plus certaines aventures. Un jour, j’ai pris en autostop un pauvre policier qui faisait signe, semble-t-il, depuis un bon moment, mais personne ne s’arrêtait pour le faire monter. Désormais c’étaient les milices qui régnaient sur le pays et la police officielle n’osait plus intervenir. Quand je lui ouvre la porte de ma voiture, le policier me dit : « Ah ! Finalement quelqu’un qui aime le gouvernement ! » « Ah, oui, lui dis-je, mais, vous savez, moi je suis étranger. » « Etranger ? Ce n’est pas possible ! Et vous venez d’où ? » « Je suis Français. » « Ah, ça alors, tous les Libanais rêvent de fuir le pays et d’aller en France ou ailleurs et vous, vous faites le contraire, vous venez ici, malgré tous ces dangers ! Mais qu’est-ce que vous faites ici ? » Que lui répondre ? Je n’allais pas en une minute lui expliquer toutes les raisons de ma présence au Liban. Alors, spontanément est sortie de ma bouche cette phrase : « Vous ne voyez pas combien d’étrangers, d’occidentaux en particulier, sont venus ici et au Moyen Orient provoquer des conflits et des problèmes ? » « C’est bien vrai. » me répond-il. « Et vous ne pensez pas que, de temps en temps, c’est bien quand même que quelqu’un de ces pays vienne aider à réparer tous les dégâts commis ? » « Ah, oui, vous avez bien raison. » J’étais moi-même étonné de ma réponse. Puis, quand le policier est descendu de la voiture, une fois arrivé à destination, il n’arrêtait plus de me remercier et de me bénir, mais moi, au fond de moi-même, je me disais que cette petite phrase rapide exprimait vraiment le sens de toute ma vie ici depuis des années. Combien de fois j’ai eu honte de la France et de tous les pays occidentaux, en entendant toutes ces belles déclarations officielles pour la paix et en voyant nos armes, françaises ou occidentales se répandre sur le terrain. Et pourtant le problème n’est jamais entre les peuples, mais entre les intérêts politiques et économiques qui créent les conflits et ce seront toujours des gens comme nous, peut-être tout simples, qui pourront contribuer à faire de nouveau régner la confiance entre les nations.

    D’autres petites histoires pittoresques. Un jour que je suis chez le coiffeur, voilà qu’il me demande soudain : « Vous êtes libre ce week-end ? » En fait, en arabe, on ne se vouvoie pas et sa question était donc : « Tu es libre ce week-end ? » « Oui, pourquoi ? » «Si tu peux monter dans mon village, j’aimerais te faire connaître une parente qui pourrait t’intéresser. » Et comme je me mets à rire de sa proposition, le voilà qui insiste en me disant : « C’est ton ami qui m’a dit que tu voulais te marier et que tu cherches quelqu’un. » C’était donc très clair. « Ah, mon ami t’a vraiment dit ça ? Et en quelle langue il t’a parlé ? » C’est que « mon ami » était Gérard, à peine arrivé au Liban, qui ne savait pas encore parler l’arabe libanais, et c’était un peu difficile qu’il ait pu avoir une telle conversation avec notre coiffeur qui ne parlait pas le français. Il avait quand même tenté le coup. Un professeur de français étranger, c’était un beau parti pour une famille toute simple de la montagne libanaise. C’est sûr que, si je n’avais pas eu une vocation bien claire qui me demandait de consacrer ma vie au service des autres, j’aurais eu bien des occasions de me marier au Liban ou dans tout le Moyen Orient, où les femmes ont gardé cette féminité qui manque parfois en occident où la femme, à force de vouloir imiter l’homme, risque parfois de perdre ce qui fait sa beauté et sa richesse. Mais je ne veux pas ici entrer dans une polémique inutile, seulement dire que chaque pays a ses richesses et ses valeurs et que nous gagnons toujours à nous enrichir les uns les autres. 

    Un soir d’hiver, je monte à Zahlé, petite ville de la Bekaa, ce haut plateau qui se trouve de l’autre côté de la chaîne du Mont Liban, tout près de la Syrie. Pour y accéder, il faut franchir un col à 1500 m. d’altitude. Comme il a commencé à neiger, la circulation est bien pénible, parfois bloquée. J’arrive finalement, mais très en retard, chez Anis et Jacqueline qui m’attendent. Moi qui voulais aller à la messe à Zahlé, c’est trop tard maintenant. Ils me disent que je peux sonner à la porte d’un couvent tout proche et demander la communion. Je vais au couvent, mais on me dit que le prêtre habite dans un appartement tout près. Je me fais indiquer l’adresse, mais les adresses ne sont pas toujours très claires au Liban : on ne donne presque jamais des noms de rues ou des numéros, on vous dit : à droite, puis à gauche, 30 mètres après la pharmacie, en face de la boulangerie… C’est comme ça qu’on finit toujours par trouver. Je sonne donc là où il me semble avoir compris qu’habite ce prêtre. Une jeune fille m’ouvre, je lui demande si c’est bien ici qu’habite le prêtre et elle me dit : « Oui, montez, vous êtes le bienvenu ! ». Je monte les escaliers et je me trouve au milieu d’une petite famille assise autour du feu (il faisait bien froid ce soir-là), avec un homme en pyjama et une belle barbe grisonnante. Ce doit être le prêtre. Je sais bien qu’il y a beaucoup de prêtres mariés au Liban. On me fait asseoir, on me demande qui je suis et ce que je désire. Je me présente comme Français, membre des Focolari, désireux de recevoir la communion. Les Focolari sont connus ici, la jeune fille a participé une fois à une de nos rencontres d’été, la Mariapoli. On prend son temps comme toujours en orient avec les règles sacrées de l’hospitalité. Puis le prêtre se lève, me dit qu’il va s’habiller et me demande de l’attendre une minute, dans une pièce à côté. Et le voilà qui revient : en pyjama je ne pouvais pas comprendre que c’était un prêtre orthodoxe. Pas de problème apparemment. Il me fait dire la formule de la confession, et me donne la communion sous les deux espèces avec une cuiller, comme on fait chez les orthodoxes. En fait c’est la première fois que je communie chez eux. Avec les grecs-orthodoxes, il n’y a officiellement pas d’intercommunion. Cela se comprend bien dans la mesure où la recherche de l’unité qui avance ne veut pas dire confusion, mais partage d’abord de la souffrance d’être désunis. Lorsque je rentre à Beyrouth, mes amis orthodoxes sont sidérés de ce qui m’est arrivé. J’ai évidemment dû me tromper d’adresse, et par quel hasard providentiel je suis tombé sur la maison d’un prêtre, qui n’aurait jamais offert ainsi la communion à un catholique libanais, mais qui n’a pas osé me la refuser, vu les circonstances un peu particulières : amour du Bon Dieu ?

    Mais quand je pense à l’année 79, c’est surtout pour moi l’année de l’apogée de mes activités avec les « gen 3 ». Les « gen 3 », cela veut dire la troisième génération, ce sont nos enfants de 8 à 17 ans, un âge parfois difficile mais toujours passionnant. Depuis quelques années Guido m’avait demandé d’être leur assistant. Cela voulait dire préparer pour eux un programme spécial, lors des rencontres générales, mais aussi organiser toute l’année des activités et des réunions pour ces enfants, pour les garçons seulement (les filles avaient à l’époque des programmes complètement distincts), parfois tous ensemble, parfois par petits groupes selon les régions ou l’âge. Cela prend beaucoup de temps et d’énergie. J’ai connu beaucoup d’assistants comme moi au cours de toutes ces années. Chacun a ses talents, ses méthodes, ses hobbies. Avec moi, on jouait toujours. Mais c’était des jeux sérieux, si l’on peut dire, adaptés bien sûr à l’âge de chaque groupe. C’étaient souvent des jeux qui ne se répétaient jamais, faits sur mesure pour telle ou telle circonstance, selon le nombre des enfants, le temps à disposition, les lieux de la rencontre et les thèmes qu’on voulait approfondir ensemble : l’amour du prochain, la culture du don, l’attention aux pauvres, l’unité, etc. En général on faisait très souvent d’immenses chasses au trésor. C’est que la vie m’a toujours semblé justement une grande chasse au trésor. Ce trésor peut être le bonheur, la paix, l’harmonie entre les gens. Pour y parvenir il y a toujours beaucoup d’obstacles à affronter, de pièges à contourner, de problèmes à résoudre, avec des solutions qu’on trouve certainement mieux ensemble.

    J’avoue que j’étais encore plus passionné que les « gen 3 » eux-mêmes. Un autre aspect important que notre idéal m’avait fait découvrir, c’est que chaque enfant est avant tout pour moi un « autre Jésus », c’est-à-dire un frère comme moi, égal à moi, que je dois traiter avec une attention spéciale, en l’écoutant, en lui demandant à lui aussi de prendre ses responsabilités, en lui faisant sentir qu’il est unique et important. Combien de découvertes réciproques on fait ainsi pour la vie avec une telle lumière. Et je vois maintenant, presque 40 ans après, combien ces moments intenses vécus ensemble ne s’oublient jamais. C’est pour cela que j’ai donné ce titre à ce chapitre : « 1979, l’avenir au milieu de la guerre. » Ensemble nous avons vraiment construit l’avenir. Tout n’était pas facile. Chaque enfant ou adolescent a aussi son caractère. Certains étaient contents de venir, d’autres venaient seulement parce que les parents les y amenaient presque automatiquement sans qu’ils l’aient demandé. A un certain moment, avec Christian Assouad, qui était le « gen 2 » assistant comme moi pour les « gen 3 », nous avons eu l’idée de faire une petite révolution dans la vie de nos « gen 3 ». Nous avons pris tous les noms, un par un, et nous avons essayé de comprendre ceux qui venaient vraiment à nos rencontres par conviction profonde. En fait ils n’étaient que trois, à peu près du même âge, de douze à treize ans. Aucun d’eux n’avait ses parents engagés dans le Mouvement et ils étaient vraiment enthousiastes de ce que nous faisions ensemble.

    Pendant quelques mois, à part les rencontres générales, nous n’avons plus suivi que ces trois-là : c’était Paul Bazzaz, Joe Hage et Marcel Hochar. Une belle bande, vraiment. Chaque semaine nous nous retrouvions quelques heures ensemble, en général dans la maison de Joe qui avait beaucoup d’espace et une table de pingpong.  Nous lisions ensemble des textes de notre idéal, puis jouions, faisions des projets. Ceux qui étaient fâchés, c’étaient les parents des autres qui ne comprenaient pas pourquoi nous avions abandonné leurs enfants. Mais nous avons tenu le coup, malgré la pression des familles, et peu à peu un groupe plus grand s’est constitué autour de nos trois pivots. Mais on se comprenait en profondeur. Au cours de l’année 79, justement, d’autres enfants se sont ajoutés au groupe et j’espère ne pas oublier ici quelqu’un. Il y avait Marcello d’Aloisio, Carlo Malliaroudakis, Philippe et Walid Farah, Hani Fallah, Elie Khoury, Paolo Pretti, Marc Hatem, Jean-Pierre Abikaram, Paul Nasr, Jihad Bassil, Neeman Ishac, Pierrot Azar et bien sûr les enfants de nos familles, Matta, Sikias, Doummar, Azar, Salhani, Yazbeck et beaucoup d’autres.

    Un épisode intéressant, pour apprécier la valeur du peuple libanais. On nous avait invités de notre Centre à Rome à un congrès pour ces « gen 3 » de 12 à 15 ans. J’avais pu y aller avec Paul Bazzaz, dont les parents étaient très ouverts. Je ne me souviens plus du congrès, sinon qu’il s’était très bien passé. J’avais seulement un problème : j’avais ensuite moi-même une autre rencontre de quelques jours et j’avais dû abandonner Paul dans notre petite cité-pilote de Loppiano avec deux autres « gen 3 » d’Australie dans la même situation. Mais ils n’étaient évidemment pas abandonnés, ils étaient bien entourés là-bas par nos familles et tous les « gen » de Loppiano. Une fois finie ma rencontre, je file à Loppiano pour « récupérer » Paul et quelle n’est pas ma surprise de voir qu’en quatre jours il s’était mis a baragouiner l’italien. Ses phrases étaient évidemment toutes tordues, du genre : « Moi faim, manger tu veux quatre heures ! », mais il se faisait comprendre, tandis que ses collègues australiens étaient restés paralysés avec leur anglais et ne savaient pas un mot d’italien : caractéristique du peuple phénicien qui a envahi le bassin méditerranéen et qui est toujours à l’avant-garde du commerce ?

    En tous cas, le grand évènement de l’année "gen 3" a été la Mariapoli. A Kornet Chehwan, à Saint Joseph School, il n’y avait pas de place pour tout le monde. Alors, il a été décidé que la Mariapoli « gen 3 », se ferait ailleurs, à quelques kilomètres de là, au couvent de Tamich. Quatre jours entiers tout seuls avec 82 garçons, dont quatre de mes élèves que j’avais également invités, quatre jours et quatre nuits, avec l’aide de quelques autres jeunes plus grands une ou deux heures par jour, mais pendant la plus grande partie de la journée, nous devions tout gérer Christian et moi, avec l’aide de nos trois pivots et de leurs amis recueillis en cours d’année. Comment nous nous en sommes tirés, je ne saurais même plus le dire, mais la Mariapoli s’est bien passée. Nous avions fait un programme qui ne les laissait pas respirer. Comme ça, le soir, ils tombaient de sommeil.

    Nous avions fait une véritable mise en scène pour les accueillir, avec un barrage comme ceux des miliciens de la guerre, à 200 m du couvent où nous les faisions descendre de la voiture des parents qui les accompagnaient. Puis une série d’obstacles et d’épreuves pour arriver à destination et enfin l’installation au dortoir. Deux immenses dortoirs pour accueillir tout ce monde. A un certain moment un nouveau garçon de huit ans environ, probablement le plus petit de tous, me prend par la main et me dit : « Monsieur, viens voir ! ». Il me montre le tiroir de la commode à côté d’un lit proche du sien : il y avait là-dedans un révolver chargé, comme les miliciens en portaient. Je fais une enquête et je découvre que le révolver appartenait à l’un de mes élèves. Il l’avait apporté parce qu’il était arménien et qu’à 14 ans il faisait déjà partie d’une milice et la région où se déroulait la Mariapoli était aux mains d’une milice rivale de sa milice arménienne : ses amis l’avaient convaincu de porter une arme en cas de besoin. Quelle responsabilité si le petit nouveau s’était amusé à jouer avec le révolver au lieu de me le montrer ! J’ai demandé à mon élève si je pouvais cacher son arme et la lui rendre à la fin du séjour : pas de problème, tout s’est résolu pacifiquement !

    Je ne vais pas ici rappeler tout le programme de la Mariapoli. Je me souviens en particulier d’une course aux fantômes la nuit dans le bois à côté du couvent, avec l’aide de notre voiture et quelques « gen 3 » revêtus de draps blancs à la lueur de la lune. On ne s’est pas ennuyés pendant ces quatre jours. Et l’expérience a été si belle qu’au cours des mois suivants nous avons pu faire régulièrement des rencontres avec des groupes de plus en plus grands, mais surtout avec une maturité nouvelle, malgré leur jeune âge. Et comme il est intéressant maintenant de retrouver souvent l’un ou l’autre et de voir que le lien est resté pendant tous ces 35 ans ou plus. Quand je pense à Elie, devenu prêtre grâce au Mouvement, et qui est maintenant le secrétaire personnel du patriarche maronite, la plus importante autorité chrétienne du pays, qui l’aurait jamais imaginé ? Et l’on pourrait citer chacun des présents à la Mariapoli et s’étonner de toutes les destinées qui allaient les attendre plus tard, certains toujours au Liban, d’autres un peu partout dans le monde, dans le Golfe, en France, au Portugal, aux Etats-Unis, au Nigéria ou ailleurs.

    Et ce qui était amusant, c’est qu’en même temps que leurs enfants plusieurs parents avaient demandé à s’engager dans le Mouvement. Ainsi, pendant que je suivais les enfants, Gérard se retrouvait avec un groupe de pré-volontaires qui comprenait Corinto le papa de Marcello, Vango, le papa de Carlo, Jean celui de Hani, Sami celui de Philippe et Walid, sans compter Jean Khoury le plus âgé de tous et le plus dynamique. Jean était tellement enthousiasmé par sa découverte tardive de l’Evangile vécu qu’un jour il avait demandé : « Pourquoi ne dressons-nous pas ici trois tentes ? », comme les apôtres lors de la transfiguration du Christ. Quand on connaissait toutes les souffrances ou les angoisses quotidiennes de chacun, on voyait bien que, là aussi, l’avenir se préparait au milieu de la guerre.

    Encore une ou deux aventures sympathiques pour clore cette année spéciale. Les très belles vacances que nous avons pu prendre finalement pour une quinzaine de jours de tourisme en voiture au sud de la Turquie, tout le focolare masculin et trois « gen » qui nous accompagnaient avec leur voiture à eux : Christian Samman, Béchara Ziadé et Saïd. Nous avions vraiment besoin de respirer, de sortir un peu de cette tension permanente de la guerre et de voir autre chose. Je me souviens surtout de « kaplumba ». « Kaplumba » cela veut dire tortue en turc. A la sortie d’un virage, en pleine campagne, nous avons failli écraser une petite tortue qui traversait la route. Un coup de frein, pas d’accident. On décide d’adopter la tortue qu’on installe dans un carton entre les pieds de Guido. Seulement kaplumba avait faim. Chaque fois que nous nous arrêtions en route dans un restaurant, c’était le même scénario. Comme nos amis turcs, surtout loin des grandes villes comme Istanbul, ne comprennent que le turc, il fallait essayer de leur expliquer que nous avions une kaplumba qui avait besoin de manger. Et évidemment les employés du restaurant comprenaient que nous voulions manger de la kaplumba et ils étaient scandalisés. Alors nous en amenions un jusqu’à la voiture, nous lui montrions kaplumba en faisant signe que c’était elle qui voulait manger. Alors le visage de notre ami s’illuminait, il partait en courant à la cuisine, revenait avec des épluchures de concombres ou des feuilles de laitues et tout le restaurant se mettait à rire en regardant ces étrangers qui faisaient du tourisme avec leur kaplumba.

    Et pour finir l’année, la dernière aventure de Guido, fin décembre. Guido quittait souvent le Liban en cours d’année pour visiter tous les amis du Mouvement dispersés un peu partout au Moyen Orient. Il allait quelquefois à Chypre chez le Père Guglielmo, franciscain, ou dans la communauté de religieuses dont Sœur Luigia, italienne, était la supérieure. Sœur Luigia continuait à demander à Guido de venir les visiter plus souvent. Mais comment faire ? Il n’y arrivait pas. « Tant pis, disait Sœur Luigia, je vais prier à cette intention et vous viendrez bien nous voir. » Et voilà que Guido prend l’avion à Beyrouth avec Pierre et Rino pour participer à notre congrès de focolarini à Rome, mais, à peine ont-ils décollé, que l’avion est pris dans un orage terrible et frappé par la foudre. L’avion ne peut pas continuer son voyage et doit atterrir d’urgence à Chypre. Tous les passagers sont invités à l’hôtel et Guido va évidemment chez Sœur Luigia, triomphante parce que ses prières ont été exaucées. Heureusement que les passagers n’ont pas su la cause de l’accident. Et moi qui étais arrivé deux jours plus tôt à Rome et qui attendais mes amis, j’ai dû m’endormir, très inquiet, à minuit, sans nouvelles du Liban. Ils sont arrivés finalement le lendemain matin avec un autre avion. Les problèmes de la guerre n’étaient pas suffisants : au moins nous étions entraînés à toutes sortes de surprises et l’année suivante allait encore continuer de la même manière. 


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  • Troisième année de guerre et combien de souvenirs émouvants à raconter, avec beaucoup de solidarité. Toujours un peu de mouvements avec le retour de Pierre Baaklini de Loppiano qui vient apporter son expérience au focolare. Leila, Ghada et Josyane ont fini aussi leur période de formation en Italie, mais seule Ghada va rester au Liban. Josyane va partir tout de suite pour la Turquie et Leila bientôt pour l’Algérie. Puis c’est au tour de Joseph de s’en aller à Loppiano où il aurait dû se rendre déjà depuis plus de quatre ans, mais il n’avait pas de passeport : maintenant tout est réglé et une nouvelle aventure va commencer pour lui aussi.

     Jacques et Pierrette vont encore animer les débuts du Mouvement au Caire. La famille continue à grandir avec un beau noyau de volontaires qui comprend Maurice, Gaby, Albert, Georges Breidi et d’autres qui se préparent. Les volontaires femmes, autour de Janine sont déjà un beau groupe. La présence d’Aletta et Guido, avec leur expérience humaine et spirituelle tellement riche, est la garantie que tout se développe en harmonie et en sagesse. On se sentait toujours à l’aise avec Aletta et Guido, dans un véritable climat de famille.

    A la Journée-Rencontre que nous avons pu organiser malgré tout chez les Sœurs Franciscaines de Badaro, à quelques centaines de mètres de la ligne de démarcation, il y avait 750 personnes. Le thème de la rencontre était : « Devenir un » ! Folie au milieu de la guerre ? Et pourtant qui pourra jamais empêcher quelqu’un de vivre pour l’unité, même si le monde entier semble contre lui : affaire de choix personnel qui libère. Un des nouveaux participants nous a laissé cette belle impression personnelle au sortir de la salle : « Maintenant ma vie ne peut plus être comme avant. J’ai connu l’amour qui aime sans rien attendre en retour. »

    Nous avons même pu organiser encore une Journée de jeunes. Il y avait beaucoup de nouveaux visages, comme ceux de Garo Amidi, Jihad Moukarzel, Jihad Metni, Béchara Azar. Je n’oublierai jamais les premières discussions avec Garo qui pouvaient durer des heures si on ne s’arrêtait pas. Les circonstances extérieures dramatiques invitaient bien sûr tout le monde à se poser beaucoup de questions sur le sens de la vie, des relations humaines. Moment terriblement difficile, mais qui aide finalement à se poser les vrais problèmes. Les jeunes se retrouvaient tout le temps, même quand il y avait du danger. Les « gen » filles avaient elles aussi leur local pour se retrouver, comme les « gen » garçons.

    On finissait presque par s’habituer à la guerre, avec ce rythme bizarre où il fallait toujours tout faire le matin, études, travail, achats, visites, avant de courir chez soi dès le début de l’après-midi pour être plus en sûreté à la maison, relativement au moins, au moment où la bataille journalière allait commencer, pour ne plus s’arrêter avant des heures avancées de la nuit. Mais, quand il y a des armes partout, cela finit toujours par déborder quelque part. Début juillet ce fut le début de la bataille d’Achrafieh, le quartier chrétien de Beyrouth, et de toutes les zones chrétiennes : une guerre bien plus forte cette fois-ci entre les milices de la région et l’armée syrienne qui occupait le pays, soi-disant pour le sauver de la violence. La population locale en avait assez et les miliciens multipliaient les actes de résistance, avec évidemment des réactions terribles de représailles et de bombardements le plus souvent aveugles.

    Notre appartement avait la malchance de se trouver à 100 mètres de la villa de Camille Chamoun, ex-président de la République Libanaise et chef d’une importante milice. Il était évidemment un des premiers visés par ces bombardements syriens ou autres. Et qui en subissait les conséquences ? Les immeubles des alentours, qui recevaient souvent des obus, comme le nôtre si bien placé en temps normal, en haut de la colline avec une vue magnifique, mais si mal placé maintenant car il servait de bouclier aux milices qui se cachaient dans le quartier. Notre immeuble à lui tout seul a reçu 26 obus en six mois cette année-là. Il faut bien imaginer que ce ne sont pas des bombes d’avions, ce sont des obus de mortiers ou de canons, ils ne peuvent pas faire s’écrouler un immeuble en béton armé, mais ils font des trous partout dans les murs, ils mettent tout par terre, les vitres évidemment pour commencer, les meubles, les plantes, les étagères. Et si quelqu’un a la malchance de se trouver là au mauvais moment, un petit éclat de rien du tout peut vous tuer ou au moins vous envoyer à l’hôpital.

    Que faire quand la bataille s’intensifie ? Rester enfermer toute la journée à la maison ? Parfois il est vraiment urgent de sortir, pour s’approvisionner, pour aller aider quelqu’un, ou simplement pour aller à la messe pour prier : on sent beaucoup le besoin de prier plus encore que d’habitude dans une telle situation. Parfois il y avait de fortes discussions entre nous pour trouver l’équilibre entre la générosité et la prudence : ce n’était pas facile du tout de décider. Une fois où j’avais été à la messe et que je revenais à la maison en rasant les murs, sur le trottoir, car on s’y sent plus à l’abri qu’au milieu de la chaussée, voilà qu’une voiture stationnée sur le trottoir m’empêche de continuer. Tant pis, je contourne la voiture et je vais donc au milieu de la rue et, alors que je suis à la hauteur de la voiture, j’entends : « Tic ! ». Une balle perdue vient faire un trou dans le capot du moteur : la voiture m’a sauvé la vie, en m’empêchant de marcher sur le trottoir.

    Combien de fois nous avons senti qu’il devait y avoir une protection d’en haut. Quand on passe par exemple à un endroit quelques secondes avant ou après une explosion. Comme cette fois-là où nous descendons de la montagne en voiture, pressés de rentrer vite à la maison sans trainer, à cause du danger. Nous nous souvenons que nous devions apporter un paquet à une famille qui l’attendait avec une certaine urgence, mais cela veut dire tout un détour et vingt minutes en plus sur la route. On y va quand même, la famille nous remercie beaucoup : dans ces moments là les remerciements sont tellement plus profonds que d’habitude. Mais lorsque nous arrivons finalement devant notre immeuble, nous voyons des voisins en train de balayer jusque dans la rue des morceaux de vitres et des gravats : des obus étaient tombés sur plusieurs immeubles à côté de chez nous, et l’un d’entre eux avait explosé juste au-dessus de l’endroit où nous mettions toujours notre voiture. Si nous étions arrivés plus tôt, nous serions peut-être morts dans l’explosion, mais ce qui est sûr c’est que notre voiture aurait été complètement détruite.

    Une autre fois la famille de Jean et Denise s’était réfugiée avec tous les voisins de leur immeuble et même des immeubles voisins dans un dépôt en partie en sous-sol, mais qui s’élevait tout de même à un bon mètre au-dessus du niveau de la rue. Il faut dire que les armes étaient de plus en plus sophistiquées. La guerre est une aubaine pour les marchands d’armes, ils peuvent essayer des armes toujours plus performantes, c’est-à-dire toujours plus mortelles. Ils avaient inventé un obus qui n’explosait plus au premier choc, mais seulement au troisième impact : on peut imaginer les dégâts dans un immeuble où un obus venu d’en haut perfore plusieurs plafonds de suite ; on ne se sent plus jamais à l’abri. Et voilà que ce jour-là une quarantaine de personnes attendent apeurés la fin de la bataille, lorsqu’un obus perfore le mur du dépôt par le haut, entre dans le dépôt au-dessus de la tête de ces pauvres gens complètement paniqués et, on ne sait pas par quel miracle, change de trajectoire et au lieu de continuer à descendre, il ressort de l’autre côté et va pulvériser une voiture en stationnement devant l’immeuble. S’il avait continué sa course normale, cela aurait été un véritable massacre et ces gens-là, y compris nos amis, n’oublieront plus jamais ces instants comme un cauchemar qui finit bien.

    Nous aussi nous descendions souvent à l’abri à cette époque-là. Le positif, c’est qu’une grande amitié naissait maintenant avec tous les voisins de l’immeuble, même avec ceux qui jusque-là nous saluaient à peine. Mais quand on dit abri, c’est en fait toujours un dépôt commercial qui n’est le plus souvent pas complètement sous terre, mais c’est tout de même mieux que d’être dans une pièce de la maison avec de grandes baies vitrées. Un soir que la bataille faisait rage, plusieurs obus sont tombés tout près, l’un d’entre eux à deux ou trois mètres de l’immeuble, dans un bruit assourdissant, c’était impressionnant. Puis finalement l’immeuble même est atteint, on sent que cela doit être dans les étages supérieurs, mais tout l’immeuble a tremblé. Le propriétaire risque tout de même de monter pour voir s’il y a des dégâts et il découvre un début d’incendie au 5e étage vide: heureusement avec le peu d’eau qui reste encore dans nos réservoirs on arrive à éteindre l’incendie. Mais cette nuit-là on dort dans les couloirs de la maison (si on peut dire qu’on dort réellement !) Et pendant la journée, c’est toujours l’occasion de vivre une grande solidarité avec amis ou voisins, comme Pierre LV qui a pu aider une dame âgée à être transférée dans un hôpital de montagne plus en sécurité, alors que sa propre famille ne savait plus comment faire, ou Guido qui a aidé une religieuse à acheter le pain pour tout un hôpital en difficulté, celui où travaillait alors Joseph, tout près de la ligne de démarcation et des francs-tireurs.

    De fait la situation devient insoutenable. Au bout de quelques jours nous décidons de partir à la montagne. Mais où ? Tout le monde fuit à la montagne. A l’IRAP (chez Janine, Souad et maintenant Thérèse Zoghbi qui s’est ajoutée et qui ne les quittera plus) il y a déjà le focolare féminin et beaucoup de familles, entassées comme elles peuvent, souvent avec des matelas par terre. Beaucoup dorment à la chapelle qui est le lieu le plus sûr, le cœur de la maison dans tous les sens du mot. Chaque jour il y a la messe, parfois avec une centaine de personnes entassées les unes sur les autres : ce sont des moments émouvants. Les petites sourdes de l’IRAP qui sont restées dans la maison voient soudain leur grande famille se transformer complètement : une belle expérience de découverte réciproque.

    Nous, nous avons la chance de trouver l’hospitalité chez Joseph et Jeanne Abikaram, toujours à Aïn Aar, avec la grand-mère et leurs trois enfants, Christine, Marie-Noëlle et Jean-Pierre, le plus petit, qui doit avoir juste sept ans. On nous installe dans un étage à moitié en sous-sol, en dessous de leur grande villa. Ce n’est pas encore très bien aménagé, mais dans ces circonstances, c’est comme être dans un hôtel de cinq étoiles. Nous nous retrouvons une dizaine, tout le focolare et quelques « gen » qui nous ont suivis, avec des matelas par terre et l’image de Jésus abandonné que Chiara et ses premières campagnes avaient accrochée au mur pendant la guerre mondiale dans leur petit appartement où il n’y avait presque rien. Joie, pauvreté et communion : c’est une grâce de revivre cette expérience. Nous pensions nous réfugier là-haut pour quelques jours ou quelques semaines, mais nous y resterons en fait six mois. Moments inoubliables !

    On se partageait bien sûr les tâches ménagères, on vivait tous ensemble comme une unique famille. On allait retrouver souvent les autres réfugiés à l’IRAP ou ailleurs : il y en avait beaucoup dans la région. L’unité redonne du courage. On prend bien soin de ceux qui sont dans le besoin, qui n’ont pas de voiture pour se déplacer ou pour s’approvisionner, ou bien pas assez d’argent pour subvenir à leurs besoins. La pauvreté se fait de plus en plus sentir avec la guerre, le travail qui devient plus rare et les difficultés de toute sortes, à commencer par le manque d’électricité. Pendant les périodes d’accalmie, on commence à s’organiser en mettant des sacs de sable un peu partout, devant les portes et surtout les fenêtres, car les obus arrivent aussi à la montagne, même si ce n’est pas avec la même fréquence qu’à Beyrouth. Et c’est lourd un sac de sable, même quand on le porte à deux. J’étais jeune à l’époque et je ne me préoccupais pas trop, mais mon dos qui se plaint aujourd’hui n’a pas dû beaucoup aimer ce genre d’exercices.

    Quand on a un peu d’essence, on sillonne la région pour avoir des nouvelles de tout le monde. C’est que le téléphone ne marche pas toujours. On est souvent inquiet de n’avoir plus de nouvelles de telle ou telle famille qui a quitté elle aussi sa maison dans un quartier dangereux et qui a dû se réfugier aussi quelque part, mais où ? Et là quand les nouvelles arrivent finalement et surtout quand on réussit à se retrouver à partager tout ce que nous avons vécu, en ayant souvent échappé de peu à la mort, on ressent une joie indescriptible. La joie d’une période de guerre est comme une lumière qui brille sur un fond obscur, un soleil qui se lève après une nuit de tempête : des moments qui resteront pour toujours gravés dans notre mémoire.

    Et il y en a beaucoup de ces moments là, comme l’expérience d’Arlette qui dormait sous la tente avec quelques « gen » filles, toujours à l’IRAP, sur une terrasse, évidemment sans aucune protection. Voilà qu’une de ces « gen » commence à paniquer, elle ne veut plus dormir sous la tente, elle a peur que des obus arrivent, elle insiste pour dormir dans les bâtiments, même s’il n’y a pratiquement plus de place à l’intérieur. Arlette et quelques autres trouvent que ce n’est pas raisonnable, mais il est souvent plus important de perdre ses idées par amour de l’autre que de vouloir avoir raison. Elles s’installent donc dans la maison et voilà qu’éclate une nouvelle bataille inattendue. Les obus pleuvent et des éclats viennent trouer les tentes qui sont sur la terrasse, heureusement vides : que serait-il arrivé si nos amies étaient encore dedans ?

    A cette époque, les combattants avaient fait venir de nouveaux canons : c’était ce qu’on appelait les « orgues de Staline » : des séries de six ou douze petits canons attachés les uns aux autres comme les tuyaux d’un orgue, justement. Ils lançaient des fusées l’une après l’autre, à peu près chaque seconde, dans un bruit assourdissant, et ces fusées venaient exploser aussi l’une après l’autre dans un rayon de cent ou deux-cents mètres, semant la peur, la mort et la désolation. Voilà qu’un jour où nous sommes bien à l’abri dans notre refuge, en pleine bataille, nous commençons à entendre le bruit terrible des orgues de Staline qui se déchainent tout près de nous. Une série d’obus a dû tomber à environ un kilomètre de nous. Mais où ? Nous pensons bien sûr à tous les amis que nous avons là-haut. Puis la bataille se calme, même si on ne sait jamais si c’est un calme provisoire ou définitif. Rino et moi prenons la voiture et courons à l’IRAP pour prendre des nouvelles. Rien à l’IRAP, mais Janine est angoissée : c’est tombé sans doute tout près de la maison de Jacques, son frère et pas moyen de savoir s’ils sont encore sains et saufs.

     « Si vous avez le courage de monter là-haut, nous demande Janine,  et de dire à Jacques et Pierrette qu’ils viennent se réfugier eux aussi à l’IRAP, on trouvera bien encore quelques places ici pour eux ! » Pas de problème, nous reprenons la voiture. Et nous trouvons Jacques, Pierrette et les enfants comme des miraculés. Une des fusées est tombée à quelques mètres de leur immeuble, des éclats ont pénétré dans la cuisine vide où ils se trouvaient à peine quelques secondes plus tôt. Personne n’a rien eu : seulement des dégâts matériels. Nous voyons des voisins complètement paniqués. Jacques et Pierrette se laissent convaincre et vont donc aussi loger à l’IRAP. Avant de retourner chez nous, nous passons encore prendre des nouvelles d’une autre famille tout près  de là, celle d’Alida, la sœur de Wadad. Ils sont terrés au fond de leur couloir : une autre fusée est tombée en face de leur maison, pas de blessés heureusement mais le déplacement d’air dû à l’explosion les a plaqués contre le mur ; ils s’en sont tirés avec une belle frayeur. Ils nous demandent si nous avons du pain : heureusement oui, on emporte toujours des provisions à partager en temps de guerre. Presque 40 ans plus tard, Alida continue à nous remercier pour cette « apparition » qui leur a fait tellement de bien dans un moment tragique. Chaque petit geste prend évidemment une toute autre dimension dans un contexte pareil.

    Dans tout cela, on essayait quand même d’avoir une vie la plus normale possible. On se reposait quand on pouvait, on dormait plus tard le matin quand il y avait eu la bataille  la nuit. Je me souviens qu’une fois je m’étais réveillé en disant à mes amis que j’avais rêvé qu’il y avait eu des bombardements. « Ah, oui, tu as rêvé ! Non, tu n’as pas rêvé : il y a eu des bombardements ! » Je ne m’étais donc même pas réveillé, comme ceux qui dorment à côté d’une gare et qui ne font plus attention au passage des trains car le bruit est devenu familier : la nature trouve toujours des moyens de se défendre. On jouait aussi beaucoup aux cartes ou au trictrac pendant les longues heures où nous ne pouvions pas sortir. Je me souviens qu’une fois, las d’être enfermés en bas si longtemps, nous avions eu l’idée, Walid et moi, de monter à l’étage supérieur et de jouir du silence de la nuit en regardant les étoiles sur le balcon de la villa, avec des lueurs de bataille en bas à Beyrouth. Et nous étions là, tranquilles et heureux, lorsque tout à coup a retenti le sifflement d’un obus qui est passé à quelques mètres à peine au-dessus de nos têtes pour aller s’écraser tout près dans le jardin d’un voisin. De quoi glacer le sang dans les veines et nous avons tout de suite redégringolé les escaliers quatre à quatre pour nous remettre à l’abri : pas moyen d’être tranquilles une minute !

    Le plus difficile, c’est lorsque Guido, Pierre LV et Rino sont partis à Rome avec Aletta, Agape et Zena pour l’Assemblée générale du Mouvement. Guido m’a dit : c’est toi qui seras le responsable du focolare pendant cette période. J’ai eu un peu peur : devoir prendre des décisions dans des circonstances pareilles, ce n’est pas évident. Mais tout s’est bien passé finalement, avec le climat de solidarité et de confiance qu’il y avait entre nous tous. La seule décision un peu bizarre que j’ai prise, sans demander l’avis de personne, a été celle de distribuer la communion à certains des nôtres qui étaient habitués à participer à la messe chaque jour et qui se trouvaient tout d’un coup sans messe du tout, parce que les prêtres n’arrivaient même plus à se déplacer pour dire la messe. Alors je me suis dit que prendre quelques hosties consacrées dans la chapelle de l’IRAP et faire une bonne surprise à quelques-uns ne pourrait que faire du bien, et que sûrement le Bon Dieu était d’accord. Heureusement que je n’ai pratiquement jamais raconté cela à personne, cela aurait pu scandaliser, mais mettez-vous à ma place !

    L’année s’est finalement assez bien terminée et nous avons pu aller à Rome à notre tour pour participer à la rencontre annuelle de tous les focolarini d’Europe. Je n’oublierai jamais cette rencontre. Nous avions préparé un montage de diapositives pour montrer un peu à tout le monde comment nous vivions au Liban : murs défoncés, sacs de sable, mais aussi visages souriants de nos rencontres pleines de joie malgré les difficultés… Ces diapositives, avec le commentaire improvisé de Guido qui expliquait en détail notre vie de tous les jours, ont eu sur toute la salle l’effet d’une bombe, si l’on peut dire. Tout le monde nous regardait comme si nous étions des héros, alors que nous sentions seulement une grande reconnaissance envers ce Dieu qui nous avait protégés et fait faire une expérience tellement unique. Je me rappelle en particulier les focolarini d’Allemagne qui ont passé toute la soirée entre eux à commenter nos diapositives, en nous remerciant ensuite, parce que notre témoignage prouvait que l’Evangile est vrai et leur donnait un courage nouveau pour affronter les problèmes de leur pays.

     

    Ce qui est sûr, c’est qu’à partir de là, chaque fois qu’un Libanais ou une Libanaise allait au Centre du Mouvement à Rome pour y participer à une rencontre, de jeunes, de familles ou autres, on lui demandait gentiment s’il pouvait ou si elle pouvait donner à son tour son témoignage sur la vie pendant la guerre, parce que, paraît-il, cela faisait du bien à tout le monde. C’est sûr que tout cela était aussi une grâce pour nous, de nous rendre compte qu’au-delà de la souffrance Dieu nous avait comblés bien plus encore que ce qu’il était possible d’imaginer. Il y a même eu comme cela des épisodes comiques, comme le jour où Joseph a raconté devant un groupe de bouddhistes japonais, amis du Mouvement, comment il avait été kidnappé pendant la guerre et avait réussi à vivre cette épreuve dans la paix grâce à notre idéal. Le problème c’est que personne au Centre de Rome n’était au courant du kidnapping de Joseph, car Guido avait caché la chose jusque là pour n’alarmer personne : une belle gaffe au fond, finalement vite pardonnée ! Cela faisait du bien en tous cas de s’arrêter de temps en temps pour reprendre souffle et énergie, car l’épreuve allait encore durer bien des années, mais comment pouvions-nous le savoir ?


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    La guerre continue. Malgré tous ces évènements, nous réussissons à organiser en mars notre Journée Rencontre annuelle à Badaro, tout près de la ligne de démarcation, et notre Mariapoli à Kornet Chehwan en juillet. Guy et Micheline décident de s’engager comme focolarinis mariés. Le groupe des volontaires, hommes et femmes, grandit autour de Maurice et de Janine. Les Familles Nouvelles sont de plus en plus dynamiques. Jacques et Pierrette Matta se donnent de tout leur cœur à cette grande famille particulière qui prend un sens encore plus extraordinaire au milieu des souffrances vécues par tout le monde. Aux familles que nous connaissons déjà, s’ajoutent celles de Labib et Viviane Akiki, Roger et Laure Moukarzel : Laure est la sœur de Labib et Roger et Labib sont aussi ingénieurs chez Jacques, comme déjà Antoine Farhat. C’est tout un filet positif qui se tisse de la vie familiale, à la vie sociale ou ecclésiale, car si notre idéal est vrai il doit l’être dans tous les compartiments de la vie quotidienne, sinon ce serait une comédie. On peut ajouter Siham et Faddoul Yazbeck qui nous connaissaient déjà un peu depuis quelques années mais qui s’engagent sérieusement maintenant. On pourrait citer la famille Preti, la famille Bazzaz, Corinto, styliste italien marié à Nohad, libanaise, et qui a été conquis par l’harmonie qu’il trouve aussi dans notre Mouvement et qui l’aidera beaucoup dans son travail délicat. On devrait rappeler toutes les familles de nos jeunes, parents souvent méfiants au départ et qui sont de plus en plus conquis par l’esprit pacifique de notre idéal qui empêche justement leurs enfants de tomber dans le piège de la violence : les Assouad, Dahdah, Atallah, Nasr, Chehab, Makhoul, Baaklini et j’en passe. J’ai d’ailleurs du mal à me souvenir des adultes de l’époque parce que je passais de plus en plus de temps avec ce que nous appelons les « gen3 », nos enfants de 9 à 17 ans.

    Un chapitre tout particulier sur lequel nous reviendrons, ce sont les parents de Daisy et Nabil Khoury. Au début ils regardaient un peu de loin l’engagement de leurs enfants. Mais voilà qu’à cause de la guerre ils doivent quitter tout ce qu’ils avaient au sud du Liban. Jean est originaire de Maghdouchi, ce petit village qui surplombe la ville de Saïda (Sidon de l’Evangile et des Phéniciens), où la tradition situe l’attente de Marie avec les femmes, alors que Jésus était plus bas dans la ville. Pour ce brave commerçant de tapis, commence l’angoisse de tout perdre. Comme Michel et Gilberte Doummar sont en ce moment à la montagne à Ajaltoun, ils leur proposent de prendre simplement leur appartement à Beyrouth : ils sont émus d’une telle générosité. Mais le comble c’est le jour où Michel sonne à la porte en demandant la permission de prendre quelque chose dans sa chambre. Jean et Denise sont presque choqués d’une telle délicatesse : quelqu’un qui demande la permission d’entrer dans sa propre maison ! Désormais ils vont aller voir de plus près le secret de ces gens-là : un épisode parmi d’autres, mais il y en aurait tellement à raconter sur cette solidarité contagieuse.

    Mais le groupe qui se développe le plus désormais c’est celui des jeunes : là encore comment citer tout le monde ? Au moins quelques-uns qui viennent s’ajouter à ceux que nous connaissons déjà, Emilie et Nada Kfoury, Myriam Barbara (Mira), May Aractingi, Robert et Neaman Ishac, Hani Fallah, Micky et Jean-Claude Delifer, Damien Kattar (que nous avions déjà connu comme élève d’Alain Depreux et qui allait plus tard devenir ministre des finances du gouvernement libanais), les trois soeurs Khoury, Amal, Najoie et Randa qui disaient toujours : « Comment vas-tu ? Ha, ha, ha ! »  Il y avait tellement de jeunes que nous avons organisé une journée spécialement pour eux, toujours chez les Soeurs Franciscaines de Badaro, avec beaucoup de succès : j’ai même pu y inviter quelques élèves de ma classe de seconde de Louise Wegmann, un peu surpris de voir leur professeur de français participer à une chorégraphie sur l’estrade avec d’autres jeunes. Il y avait beaucoup d’enthousiasme. C’était d’ailleurs aussi pour moi l’aboutissement d’une belle expérience avec ces élèves de seconde : en cours d’année j’avais lancé l’idée de faire un journal de classe où nous pouvions tous écrire, même des confidences personnelles, le professeur comme les élèves, et cela avait changé complètement l’atmosphère de la classe.

    S’il est vrai que ces années de guerre étaient terribles (j’ai déjà raconté en détails les conditions bien tristes de notre vie de tous les jours), il fallait aussi réagir, sortir de soi, dépasser constamment l’angoisse et la peur. Et j’avoue que, quand je pense à ce que nous avons vécu alors, je me souviens parfois plus de nos aventures tragi-comiques que du poids de la guerre. C’est qu’il fallait souffler, se défouler même, pour évacuer toute la tension qui nous envahissait : question de santé psychique. D’ailleurs, avec Guido et Pierre qui sont pleins d’humour, grands spécialistes des jeux de mots, on n’arrêtait pas de rire : je me souviens de cette fois où des religieuses demandent à Guido : « Mais vous, les Focolari, qu’est-ce que vous êtes au fond ? Un ordre religieux ? » Et Guido, tout sérieux, de répondre : « Non, nous sommes un désordre religieux ! » Il y avait un certain nombre de bons fumeurs à l’époque au focolare masculin : Robert, Michel, Rino, mais surtout Guido, qui disait, comme pour se justifier en riant : « Ah, s’arrêter de fumer, mais c’est très facile, je l’ai fait très souvent dans ma vie. » Il l’a d’ailleurs fait vraiment plus tard, au Mexique, quand il a vu que là-bas les pauvres étaient si pauvres qu’ils n’avaient pas même de quoi s’acheter des cigarettes, et il n’aurait pas supporté de les scandaliser. On jouait aussi beaucoup au trictrac à la maison, tous les jours où le danger nous empêchait de sortir. Une fois que Guido était épuisé et se reposait, étendu sur son lit, sans énergie pour reprendre le travail, nous avons organisé ses funérailles : nous avons mis des cierges allumés aux coins du lit et nous avons fait une procession funèbre et Guido riait de bon cœur.

    Des aventures proprement dites, nous en avons eu beaucoup. Cette fois-là où Joseph a été kidnappé près d’un camp palestinien. Il était allé réparer sa voiture et on l’avait peut-être pris pour un espion. Tout de même, à travers les relations que nous avions dans toute la société du pays, il avait pu finalement être libéré, mais il fallait rester prudent. Un jour le papa de Sola Sader, apprenant que sa fille voulait se consacrer à Dieu dans le focolare, avait menacé de mettre une bombe à la porte du focolare féminin : en temps de guerre tout était possible. Et Pierre et moi sommes allés pendant une certaine période jouer aux cartes avec lui pour l’amadouer et finalement tout s’est bien passé, Sola a pu partir à Loppiano quelques temps plus tard, et entrer au focolare.

    Nous prenions tout de même des risques pour aider autour de nous. Un certain nombre de fois nous sommes allés au Centre de la Croix Rouge libanaise à Beyrouth Ouest pour faire passer en contrebande des médicaments dans les zones de Beyrouth Est qui en manquaient. Un jour on nous arrête à un barrage, Guido avec une voiture devant, on voyait trop qu’il était étranger, mais moi on m’arrête avec la deuxième voiture et on me demande en arabe : « Qu’est-ce que tu as dans ton coffre ? » J’avais des médicaments partout, dans le coffre et même sous les sièges. Je prends mon air le plus stupide et je leur dis en français, en montrant mon passeport : « Vous parlez français ? » Ils hésitent un peu, puis finalement me laissent passer sans contrôler : quelques instants un peu difficiles. Une autre fois, alors que nous étions encore à la Croix Rouge et qu’il était presque impossible de trouver de l’essence, je propose à Guido d’aller en chercher dans les camps palestiniens que je connaissais un peu. Là aussi c’était très difficile, finalement je trouve de l’essence, mais le temps est passé bien plus que je ne pensais au départ et je trouve Guido dans tous ses états : il avait vraiment cru que j’avais été kidnappé et qu’on ne me reverrait plus et il était plein de remords de m’avoir laissé partir tout seul comme ça.

    Une autre fois, j’étais chez Walid, encore à Beyrouth Ouest et nous commençons à entendre des coups de canons. Il fallait bien savoir distinguer entre les coups de départ et ceux d’arrivée : ça pouvait être une question de vie ou de mort. Si c’était un coup de départ, ça voulait dire que les miliciens de notre quartier venaient de commencer la bataille : pas de danger immédiat, mais il fallait quand même penser à se mettre bientôt à l’abri par ce que « les autres » allaient sans doute bientôt riposter. Mais si c’étaient des coups d’arrivée, cela voulait dire qu’on bombardait notre quartier et là il fallait se mettre tout de suite à l’abri, comme on pouvait, dans un couloir, loin des fenêtres, de l’autre côté de la maison, dans un refuge s’il en avait un tout près... Comprenant alors que les milices de Beyrouth Ouest commençaient la bataille, je prends le téléphone et j’appelle Guido à la maison : « Guido, ici ils commencent à bombarder, j’espère que ça n’arrive pas dans le quartier du focolare, comment ça va ? » Et avant que Guido ait eu le temps de me répondre, j’entends au téléphone une violente explosion, puis plus rien, un silence total. La communication n’est pas interrompue, mais plus de Guido au bout du fil. Je crie : « Guido, Guido ! » Au bout de quelques secondes, 10, 20, 30, je ne sais plus (c’était une attente terrible), Guido finalement me dit, très vite, et avec une fois bizarre : « Excuse-moi, l’obus est tombé au pied de l’immeuble, mais on n’a rien eu, je me suis jeté sous la table pour me protéger, ciao, je file dans le couloir ! » J’avoue qu’on n’oublie pas des moments pareils.

    Il faudrait encore rappeler le jour où Joseph, qui était médecin interne à l’Hôpital Orthodoxe, se fait voler mon beau vélo de course Gitane, à l’hôpital. Il prenait de temps en temps le vélo pour arriver plus vite à son travail, en faisant bien attention de ne pas se faire voir : avec la mentalité libanaise (au moins de l’époque) un médecin en bicyclette, c’était un peu une honte, il fallait respecter un certain standing ! Joseph passait donc discrètement à l’arrière de l’hôpital, il attachait la bicyclette à la branche d’un arbre et tout allait bien. Mais voilà qu’un jour les voleurs ont scié la branche de l’arbre et plus de vélo. Evidemment tout l’hôpital a su l’histoire : « Docteur, c’est vrai qu’ils vous ont volé votre bicyclette ? » Pour lui qui ne voulait pas se faire remarquer, c’était réussi !

    Une autre fois Fouad Moussallem, qui était alors un gen 3 de 14 ans, excellent joueur d’orgue qui nous aidait déjà dans l’orchestre, est venu se réfugier chez nous. Pas de problème, nous devions sortir dans le quartier, nous l’avons laissé seul une heure ou deux à la maison. Quand nous rentrons, nous trouvons Fouad avec un air étrange : évidemment, il n’avait rien trouvé de mieux que de prendre la voiture du focolare et de faire un tour dans le quartier avec un beau petit accident en prime ! On apprend de ses fautes, n’est-ce pas ?

    Une autre fois Guido part pour la Syrie avec Amy, notre focolarine chinoise, et Arlette, une des nouvelles « gen ». A un barrage, ils se trouvent au milieu d’une fusillade qui éclate entre les miliciens du barrage et des « ennemis » déguisés en moines qui avaient surpris tout le monde. Ils doivent sortir de la voiture et se mettre à l’abri, mais où ? Guido prend Amy, qui est heureusement bien légère, et la met sous la voiture, sans se rappeler que notre GS Citroën, quand elle est à l’arrêt, s’abaisse de quelques centimètres vers la terre : Amy aurait pu être écrasée. Finalement plus de peur que de mal. Un milicien blessé, mais le voyage peut continuer !

    Un autre souvenir qui me reste de cette période, c’est la belle atmosphère qu’il y avait désormais avec mes petits élèves arméniens de Saint Grégoire. Passées les premières années difficiles, j’avais finalement inventé mes propres méthodes, essayant de faire voir à chaque élève qu’il était important pour moi, qu’il n’était pas un numéro anonyme, et on travaillait bien : on riait beaucoup, mais on ne perdait pas de temps. Il y avait tout de même la tension de la guerre. Parfois on entendait des coups de feu près de l’école et les élèves étaient tout agités. J’avais bien compris que ce n’était surtout pas le moment d’être sévère avec eux pour les tendre encore plus, il fallait donc inventer chaque fois quelque chose. Une fois que la fusillade, près de l’école était encore plus violente que d’habitude et qu’il y avait un vent de panique dans la classe, j’arrête tout, les élèves me regardent un peu étonnés. Je me précipite vers le plus jeune de la classe, au premier rang (il était sympathique avec des dents comme un petit lapin), et je lui dis : « Mais qu’est-ce qui te prend, Tchertchian ? Tu te mets à tirer en l’air en pleine classe ? » J’ouvre son pupitre et qu’est-ce que je trouve ? Le dessin d’un kalachnikov, ces fusils d’assaut russes qu’on voyait désormais à tous les coins de rue de Beyrouth. Que voulez-vous que ces enfants dessinent de leur vie de tous les jours ? Je prends le dessin de Tchertchian, je le montre à toute la classe, amusée : « Vous voyez comme il a l’air gentil et tranquille et il apporte des armes an classe ! » Et voilà que tout à coup, alors que je suis en train de brandir ce beau kalachnikov, on entend de nouveau dehors : pan, pan, pan, une nouvelle fusillade, et Tchertchian de s’écrier : « Vous voyez, Monsieur, c’est vous qui tirez, ce n’est pas moi ! » Eclat de rire général de toute la classe, je ris évidemment de bon cœur. Le moment de tension est ainsi évacué et la classe peut reprendre normalement, mais de cette manière il y avait une belle atmosphère de famille à l’école.

    Une autre fois un épisode vraiment amusant. Tous les quinze jours un prêtre arménien venait à l’école pour les confessions des élèves, mais ce jour-là, le prêtre arménien était absent. C’est le Père Villard, un vieux Jésuite français qui était devenu aussi notre grand ami, qui devait confesser les élèves, mais en français bien sûr, pas en arménien. Embarras général de mes élèves. Ils savent bien s’exprimer déjà plus ou moins correctement en français, mais de là à se confesser dans cette langue qui n’est pas la leur ? Eh bien, imaginez que j’ai passé toute la récréation avec ces petites élèves de 10 à 12 ans qui me disaient ingénument : « Monsieur, quand Papa dit ‘fais ça’ et je ne le fais pas, comment on dit en français ? » Et ainsi de suite, en quelques minutes j’ai pratiquement reçu les confessions d’une bonne partie de mes élèves, sans pouvoir évidemment leur donner l’absolution !

    Malgré la guerre, nous sortions de plus en plus de notre quartier d’Achrafieh qui devenait un peu un ghetto. Mais il faut dire qu’à l’époque les étrangers étaient encore respectés, dans tous les camps. J’allais ainsi souvent à Beyrouth Ouest. Avec Michel Doummar et Roula Najjar, la sœur de Walid, une « gen » très sympathique, toujours avec un sourire énorme sur le visage, qui allait nous quitter bien tôt quelques années plus tard à cause d’un cancer, nous étions responsables des rencontres de la Parole de vie dans ce quartier. Nous les faisions souvent dans la maison d’une adhérente palestinienne aveugle, une personne exceptionnelle qui allait être tuée par des voleurs quelques années plus tard, avec son mari : la vie des Palestiniens ne valait malheureusement pas cher dans presque tout le Liban, eux aussi étaient victimes de cette guerre absurde comme les Libanais. A Beyrouth Ouest nous visitions aussi, souvent, le Père Wiriath un vieux Père dominicain français, d’une grande charité, qui avait été chassé de l’Irak et qui avait été très content de découvrir la spiritualité du Mouvement. Le Père Wiriath allait finir sa vie ensuite, très âgé, en France, toujours en grande amitié avec le Focolare.

    La région où nous allions le plus maintenant était évidemment le Metn avec un peu le Kesrouan, ces régions à majorité chrétienne, les plus proches de Beyrouth où beaucoup d’amis avaient commencé à se réfugier pour fuir les dangers de la ville. Certains y louaient des appartements pour quelque temps ou même pour toute l’année. C’était toujours une joie de se retrouver un peu plus à l’abri et de continuer ainsi nos activités. Occasion aussi de connaître beaucoup de nouveaux amis et de faire connaître le secret de la paix que nous portions dans le cœur et qui n’était au fond pas si évidente vu la situation. Je me souviens qu’un jour Robert et Nelly qui se trouvaient eux aussi à la montagne à Kornet Chehwan, avaient invité à dîner le curé de leur paroisse provisoire. Et voilà qu’en entrant chez eux ce brave prêtre avait les larmes aux yeux : « Quelque chose ne va pas, mon Père ? » « Non, merci, au contraire, je suis ému, parce que cela fait longtemps que les gens n’ont plus le temps de penser à moi avec tout ce qui se passe dans le pays ! » Un beau témoignage !

    Nous continuions aussi nos visites au Sud, au Foyer de la Providence, à côté de Saïda, avec les Pères Sélim et Georges, nos vieux amis, Sœur Maryam, Georgette et une nouvelle famille, celle de Melhem Matta, professeur de français qui avait épousé une française de Bretagne, Anne-Marie. Ils avaient trois enfants adorables : Paul, Cécile et Yves avec lesquels je jouais volontiers. Nous étions toujours bien accueillis chez eux.

    On n’oublie évidemment pas Zahlé. J’y suis retourné récemment ces derniers temps et c’est étonnant de voir combien de gens de là-bas se souviennent encore de nous 40 ans plus tard. Toute rencontre, toute amitié durant la guerre prenait un caractère presque sacré. J’y allais souvent avec Zena, notre focolarine de la région de Rome que tout le monde aimait beaucoup à Zahlé (et ailleurs !). La pauvre devait seulement supporter ma manière de conduire un peu trop « sportive ». que voulez-vous, j’avais appris à conduire au Liban et je me sentais peut-être un peu trop libre. Une fois nous avons évité presque par miracle un accident terrible qui aurait été ma faute et Zena ne s’est même pas plainte. Mais je crois que j’ai été un peu plus sage par la suite.

    A Zahlé nous faisions nos rencontres de la Parole de vie toujours à l’église Saint Elie de Hoch el Omara, avec le Père Georges Scandar qui allait devenir évêque maronite de Zahlé justement en 77, à la grande joie de tous nos amis. Le Père Georges était une vocation tardive. Il connaissait bien la valeur du travail et comprenait en profondeur les laïcs, il avait été longtemps aumônier de la JOC libanaise (Jeunesse ouvrière catholique) et tout le monde l’aimait beaucoup. Et puis nous avions d’autres rencontres à Rassieh, dans le quartier d’Anis et Jacqueline Moussallem, avec Joseph et Thérèse Hakim, Faouzi et Renée Aboudib et beaucoup d’autres familles. Beaucoup de vie, d’enthousiasme, une hospitalité exquise, sans oublier la qualité toujours exceptionnelle des repas...

    Comme je circulais facilement en tant qu’étranger, je me souviens qu’une fois les focolarines m’ont demandé d’accompagner Leila Haddad au nord du pays pour aller voir sa famille dans un village dont on était sans nouvelles, dans une zone contrôlée par les soldats syriens. Désormais le téléphone était coupé avec de nombreuses régions. On nous arrête évidemment à différents barrages. Ils ont demandé à Leila si j’étais son fiancé. Leila m’a bien recommandé de faire semblant de ne pas comprendre l’arabe. Quand elle a dit à un soldat syrien que j’étais français, je me suis entendu poser une question qui sonnait à peu près : « Cortapel ? » J’ai bien compris qu’il voulait probablement me demander : « Comment tu t’appelles ? » Alors je lui ai dit : « Ah, mais vous parlez très bien français ! » Et lui, tout fier, n’en finissait pas de bavarder avec nous, malgré la file des voitures qui attendait, jusqu’à ce que son commandant s’impatiente et lui de se justifier encore, en arabe bien sûr : « Mais, on est en train de parler français ! » Pauvres jeunes, bien sympathiques que le destin de leur pays a conduits souvent à une mort terrible et inutile, pour assouvir les intérêts des grands...

    A l’époque, je me souviens que tout le Mouvement dans le monde priait pour nous. Chaque fois que nous allions à notre Centre à Rome, on nous demandait de raconter comment, grâce à l’Evangile, nous arrivions à garder la paix dans nos cœurs malgré la guerre. C’est là que nous nous rendions compte que nous avions une grâce vraiment spéciale qui nous empêchait sans doute d’aller en crise comme beaucoup de gens. Un des chanteurs de notre orchestre international Gen Rosso, où se trouvait encore Pierre Baaklini, à Loppiano, avait justement fait pour lui et pour tous les Libanais une chanson magnifique qui allait faire le tour du monde et qui disait : « Petit, ne pleure pas. Le printemps reviendra et, un jour, sur la guerre la paix retournera. Les étoiles se taisent, les fleuves ne chantent plus, la caresse n'est plus, au feu s'éteint la braise. Le froid fige le cœur et la vigne se meurt ; refleurira l'été, j'ai vu un olivier !» Cela fait du bien de sentir que des amis dans le monde entier pensent à nous et nous soutiennent.

    Avec tout cela, nous arrivions encore à faire quelques voyages en Syrie. Là aussi quel accueil quand ils savaient que nous venions de la guerre avec toujours quelques risques sur la route. L’esprit du Mouvement se répandait de plus en plus, à Homs et Hama et dans les villages d’alentour grâce à nos prêtres, le Père Michel qui avait commencé le premier, le Père Massoud, curé maronite de Homs et le Père Louis, curé syrien-catholique de Hama. Avec le Père Michel il y avait beaucoup de jeunes, comme Elias Khoury, qui allait devenir le premier focolarino syrien et son ami Fawaz Dib, de Hama, notre premier volontaire. A la paroisse maronite du Père Massoud, qui accueillait des jeunes et des familles de toutes les Eglises, est née une communauté très dynamique des Focolari. C’est là que nous avons connu Mirvet Kelly, syrienne orthodoxe, qui allait devenir la première focolarine syrienne (actuellement à notre Ecole Abba à Rome), et puis Hind et Georgette, Zabia, Abdallah et beaucoup d’autres...

    Mais celui que je tiens à rappeler particulièrement ici, c’est Hanna, le frère de Mirvet. Il avait 8 ans à l’époque, un gentil garçon au sourire radieux, déjà affecté d’une terrible maladie qui l’empêchait de se tenir debout et qui allait paralyser peu à peu tous les muscles de son corps. Il allait quand même vivre encore une quinzaine d’années, toujours plus dépendant des autres. Mais, dès le début, il a eu la grâce de comprendre que Dieu l’aimait et il a su transformer sa tragédie personnelle en amour et en accueil des autres avec un rayonnement qui est sans doute un signe de sainteté. On reparlera encore de lui.

    A Homs, il y avait une caractéristique spéciale : on raconte dans tout le pays et dans tout le Moyen Orient que les gens de Homs ne sont pas bien malins et qu’ils sont très longs à comprendre, comme pour les histoires des Belges en France ou des gendarmes en Italie. En fait ce sont peut-être les plus intelligents de toute la Syrie et, avec leur humour, ils sont les premiers à inventer des histoires drôles sur eux-mêmes comme celle de ces gens qui sourient quand des éclairs apparaissent dans le ciel pendant les orages, parce qu’ils croient qu’il s’agit du flash d’un photographe. Une fois qu’un groupe d’amis de Homs et de Hama avait réussi à venir en autobus à la Mariapoli du Liban, malgré toutes les difficultés qu’on peut imaginer, ils étaient tombés dans un livre de chants sur un psaume qui demandait à Dieu la sagesse et la vue : et tous de chanter en riant ensemble : la sagesse c’est pour vous de Homs et la vue pour nous de Hama (à Hama ils ne voient probablement pas très bien) !

    Là aussi il faudrait raconter nos aventures sur la route. Une fois je retournais de Homs avec Guido sur une route de campagne toute droite avec une parfaite visibilité, je conduisais à presque 140 km à l’heure, quand un jeune homme a décidé de traverser la route en courant devant moi. Je ne sais pas par quel miracle je l’ai évité pour quelques centimètres. Guido a vu que j’étais devenu tout blanc et il m’a fait arrêter sur le bas-côté de la route pour une ou deux minutes, pour retrouver mon calme. J’ai toujours pensé, pendant ces années de guerre, qu’ils ont dû nous prévoir là-haut des anges gardiens très spécialisés pour nous protéger de tous les dangers inimaginables que nous rencontrions à tous les coins de rue.

    Et pour finir on nous arrête à un barrage syrien, déjà en territoire libanais. Ce devait être un soldat « de Homs ». Il nous demande en arabe : « D’où ? » J’ai cru qu’il voulait savoir d’où nous venions, je lui dis : « De Homs ! » Très intrigué et méfiant, il va vérifier la plaque d’immatriculation de la voiture et il nous dit : « Comment de Homs et la voiture est libanaise ? » Il voulait donc savoir d’où nous étions et non pas d’où nous venions. Pas de problème, je lui explique : « Ah, d’où nous sommes ? Je suis français, mon ami est italien, nous sommes résidents à Beyrouth, nous avons été en visite à Homs et nous rentrons ! » Il nous a regardés complètement ébahi, comme si nous venions de la lune, il n’a plus osé poser d’autres questions et, avec la tête de quelqu’un qui était absolument dépassé par les évènements, il nous a fait signe de continuer notre route, sans même vérifier nos papiers.

    Une dernière caractéristique de cette période c’est que nous commençons finalement à nous arabiser. Au début, toutes nos activités se faisaient en français. Quand nous allions dans des villages de montagne ou en Syrie, il y avait toujours quelqu’un pour nous traduire. Mais, peu à peu, nous nous sommes mis à l’arabe. Ce n’était pas facile, mais c’était une chance au moins pour moi d’être arrivé très jeune, à un âge où on peut encore s’adapter à des sonorités complètement différentes de nos langues occidentales. Et il faut dire que les Libanais et tous les peuples du Moyen Orient sont beaucoup plus gentils avec les étrangers qui se trompent en arabe que nous-mêmes lorsque quelqu’un parle mal dans notre langue française, anglaise, italienne ou autre. Si je pense à toutes ces gaffes que j’ai faites moi-même, comme cette fois-là où je voulais parler de la croix rouge, mais j’ai prononcé tellement mal, qu’il en est sorti la croix de l’âne. Et, au fur et à mesure que nos amis libanais prenaient désormais leurs responsabilités dans le Mouvement local, c’était à eux de s’exprimer dans la langue du pays. Pour les chants, dès le début, nous avions quelques chants en arabe, comme le très beau chant à la Vierge composé par Nabil Khoury avec le ‘oud (le luth oriental) et qui se chante aujourd’hui encore dans tout le Moyen Orient. On traduisait aussi chaque mois en arabe le commentaire de Chiara à la Parole de vie, ainsi que quelques articles de notre bulletin. Début d’une inculturation qui a besoin tout de même de nombreuses années pour se concrétiser.

     

    Et, pour finir, je voudrais rappeler notre grand ami le Père Villard, mort en octobre de cette année 1977. Vieux jésuite français de l’école arménienne où j’enseignais, il était devenu un fidèle de nos activités. Il nous célébrait souvent la messe. Il était toujours disponible. Les dernières années il avait été atteint d’un cancer qui lui avait défiguré le visage : les gens n’osaient même plus le regarder en face. Et lui, comme si de rien n’était, remettait tout le monde à l’aise par sa sérénité. A la fin il était dans une chambre d’hôpital à la montagne. Un jour j’apprends qu’il va de plus en plus mal. Je prends la voiture et je cours à l’hôpital. Il semble très faible, il me reçoit avec un grand sourire, mais on comprend à peine ce qu’il dit : le cancer a pris ses cordes vocales. Tout ce que je comprends, c’est qu’il n’arrête pas de me poser des questions pour avoir des nouvelles de nos amis, du Mouvement, du Pape, comme s’il n’avait pas le temps de penser à lui-même. Pas une plainte. Et voilà qu’il meurt dans la nuit. Il était en train de mourir et il dépensait ses derniers énergies à s’intéresser aux autres : quelle leçon de vie jusqu’au bout !


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  • 1976, c’était la première année de guerre sans arrêt, de janvier à décembre. Une année terrible et pourtant remplie de belles surprises, un tas de cadeaux du Bon Dieu qui est capable de transformer le mal en bien, de nous donner la paix au delà de tout.

    Lorsque l’année a commencé, Guido et Pierre avaient déjà rejoint le Liban à partir de Chypre et ils avaient retrouvé Joseph qui n’avait pas pu quitter le Liban, faute d’avoir un passeport valide. Rino et moi, ainsi que les focolarines, nous étions encore en attente à Loppiano en Italie. Nos responsables ne tenaient pas à nous envoyer de nouveau au Liban tant que la situation continuait à être si dangereuse. Nous étions bien traités et accueillis à Loppiano, c’était une expérience très forte, mais nous ressentions un peu de jalousie envers Guido et Pierre qui avaient eu la permission de retourner.

    Un soir de début janvier, où il faisait très froid, ce froid humide qui vous rentre sous la peau, j’étais au lit avec la grippe et une forte fièvre. Rino vient tout à coup me voir dans ma « casetta », cette petite maison préfabriquée où nous vivions à sept (un portugais, Antonio, qui allait devenir 33 ans plus tard notre conseiller pour le Moyen Orient, un hollandais, un brésilien, un italien et deux thaïlandais) : « Roland, Oreste  vient de téléphoner de Rome ; Guido les a contactés, il dit que ton école à Beyrouth a rouvert ses portes, ils t’attendent. » Quelle joie ! Seulement que Maras, le responsable de Loppiano, qui est aussi médecin, refuse de me laisser partir avec cette fièvre. Au fond c’est gentil de sa part, mais ce n’est pas lui notre responsable : un peu têtus, nous décidons quand même que je parte. On me bourre de médicaments, on m’emmène en pleine nuit à la gare de Florence et de là le train pour Rome. A l’aéroport je retrouve Toufic et Walid, deux de nos « Gen » libanais venus participer à un congrès de nos jeunes au Centre Mariapoli près de Rome. Quelle joie d’être ensemble pour ce voyage. Le choc allait être si fort que j’arrivai à Beyrouth guéri ; la fièvre avait disparu comme par miracle.

    Mais, à l’aéroport une mauvaise surprise : on nous annonce que le passage entre Beyrouth ouest (où se trouve l’aéroport) et Beyrouth est (où nous habitons ainsi qu’une grande partie de la communauté du Mouvement) est complètement fermé. Heureusement, Walid habite à Beyrouth ouest, nous pouvons aller dormir chez lui. Combien de fois pendant la guerre nous allions dormir les uns chez les autres, chaque fois que le danger était trop grand et qu’il était difficile de rentrer chez soi. L’hospitalité, déjà très belle en temps normal au Liban, allait faire encore un pas de plus, de manière vraiment émouvante. Ces parents de nos jeunes, qui parfois nous connaissaient à peine, comprenaient bien la situation et nous accueillaient à bras ouverts.

    C’est seulement le troisième jour qu’on nous avertit que quelques taxis ont pu franchir le passage. Toufic et moi allons essayer nous aussi. Nous montons dans un taxi-service et en route pour le fameux passage du Musée. Au barrage qui précède le Musée, on nous arrête évidemment pour contrôler les identités. Il faut dire qu’au début de la guerre il n’y avait que très peu de danger pour les étrangers, ils étaient encore respectés. Cela durera jusqu’au début des années 80 où les miliciens ont commencé à vouloir se venger des interventions étrangères et à kidnapper ou tuer des étrangers pour cela. Je n’avais donc pas peur pour moi, mais un peu pour Toufic.

    Et de fait, voilà qu’un des miliciens armés lit son passeport : « Toufic Makhoul, chrétien maronite d’Achrafieh ! Viens avec moi ! » J’essaye de m’interposer en disant que je suis responsable de ce jeune, mais que faire devant des hommes armés ? Je dis deux mots à Toufic pour l’encourager, mais lui comprend que c’est la fin. Et en effet, le milicien l’emmène vers le fameux pont de Barbir, connu pour être un lieu d’exécutions sommaires. Il ne reste plus qu’à prier... Des instants interminables. Tous les passagers du service et les autres miliciens sommes là debout, comme paralysés, en attendant de voir ce qui va se passer. Et puis, tout à coup, alors que Toufic et le jeune milicien se sont déjà éloignés de plus d’une centaine de mètres, on les voit s’arrêter et Toufic revient tout seul vers nous. Un autre milicien du barrage me dit alors : « Il a de la chance, ton ami ! » Parce qu’hier on a tué le frère du jeune qui avait emmené Toufic. Qui l’avait tué ? On ne le saura jamais : une balle anonyme tirée du quartier chrétien d’Achrafieh. Et ce jeune s’était mis dans la tête qu’il tuerait le lendemain le premier maronite d’Achrafieh qui lui tomberait sous la main, pour venger la mort de son frère.

    Seulement que Toufic avait eu la grâce de Dieu de rester calme, d’oser dire même quelques paroles paisibles pour demander tranquillement à ce milicien si ce n’était pas triste que le peuple libanais en soit arrivé à cette situation terrible. Et ce jeune homme armé qui avait décidé de le tuer a dû avoir honte, tout à coup, de tuer de sang froid un jeune comme lui qui était si sympathique et qui n’avait rien contre lui. Il l’avait donc laissé partir. Il lui avait seulement pris sa montre, comme pour dire qu’il avait quand même fait quelque chose contre lui : mais qu’est-ce qu’une montre par rapport à la valeur d’une vie humaine ? On peut dire que la vie de l’Evangile, en mettant en Toufic cet amour spontané du prochain quel qu’il soit, lui avait sauvé la vie. Toufic ne l’oubliera évidemment jamais. Quelques semaines après, alors qu’il avait raconté son aventure un peu extraordinaire lors d’une rencontre des adhérents du Mouvement, à Achrafieh justement, une des personnes présentes, émue par son témoignage, lui avait fait le cadeau d’une montre qu’elle avait en plus : la providence lui avait sauvé la vie et même fait retrouver une montre ! Quelques années plus tard, il décidera lui aussi de consacrer sa vie à Dieu dans le focolare et, depuis de nombreuses années, il fait partie d’une de nos communautés du Canada.

    Nos aventures n’en étaient en tous cas qu’à leur début, mais comment aurions-nous pu le savoir ? A peine arrivé au focolare d’Achrafieh, je retrouvai Pierre : quelle joie de se revoir dans de pareilles circonstances ! Et quelle joie de retrouver tous nos amis, nos familles, nos jeunes après ces trois mois d’absence ! La joie allait prendre d’ailleurs une dimension extraordinaire au cours de ces années. Car, si l’on est toujours heureux de retrouver quelqu’un qu’on aime après une période d’absence plus ou moins longue, on peut imaginer ce que cela veut dire lorsqu’on a failli ne plus jamais se revoir, parce que l’un d’entre nous a risqué bel et bien de mourir ! Le problème, c’est que Pierre était tout seul au focolare, car Guido et Joseph étaient réfugiés à la montagne et c’était devenu dangereux de s’y rendre : Achrafieh était encerclée de tous les côtés. (En fait Pierre était resté à Beyrouth pour pouvoir aller chaque matin à son travail sans trop de risques.) Mais lorsqu’au lendemain de mon arrivée je me suis présenté le matin au Collège Saint Grégoire, quelle n’a pas été la stupéfaction de notre directeur, le Père Kéchichian, Père Jésuite arménien d’une grande bonté : « Mais alors, tu arrives de Rome ? Mais ce n’est pas possible ! Tu sais que les élèves et les professeurs du quartier arménien de Bourj Hammoud (situé à un km de là) ne viennent même plus en classe, tellement la route entre les deux quartiers est devenue dangereuse ! » L’école était bien ouverte, mais je n’avais que 4 ou 5 élèves par classe !

    Comme j’ai appris tout de même à ne pas me décourager dès le premier obstacle, je me suis renseigné, j’ai trouvé une religieuse de nos amies, Soeur Simone, des Soeurs des Saints Coeurs, une personne très généreuse, toujours au service de tout le monde, qui voulait aussi absolument arriver à la montagne. Nous nous sommes mis d’accord et nous avons essayé de passer avec la voiture du focolare, mais les miliciens phalangistes de notre quartier ne nous ont pas laissés partir, c’était trop dangereux. C’est que pour sortir de chez nous il fallait franchir un petit pont qui passait au-dessus du fleuve de Beyrouth (un petit fleuve qui a peut-être 15 m de large en hiver, à la saison des pluies, et 3 m en été pendant la période sèche) et ce pont était à découvert, comme une cible facile pour les combattants palestiniens qui avaient une poche de résistance toute proche. Nous sommes revenus le lendemain, nous avons attendu avec quelques autres voitures : quelqu’un avait réussi à passer le matin dans l’autre sens mais on leur avait tiré dessus. Je me rappelle qu’un des chauffeurs avait sur la tête une de ces casques de guerre comme ceux qu’on voit dans les films sur la seconde guerre mondiale. Moi, je n’avais évidemment pas de casque pour me protéger. Finalement, après une demi-heure d’attente, on nous donne le feu vert. Nous sommes passés, mais je crois que je tremblais et j’étais tout pâle. Et, là encore, quelle émotion de retrouver finalement Guido et Joseph, Janine et Souad et toutes nos familles de la montagne ou ceux de Beyrouth qui avaient fui déjà le danger de la ville.

    Peu à peu, en deux ou trois mois, les deux focolares allaient revenir au complet. Au focolare féminin, à Aletta, Agape, Zena, Miriam et Amy venait même s’ajouter Elisabeth Martenne, française, dont le travail d’infirmière allait être précieux. Et c’est là que notre communauté a pris un nouveau départ. Combien de gens nous ont connus durant cette période, étonnés de voir la solidarité, l’amour qui régnait entre nous et la paix relative au milieu du désastre de la guerre ! Guy et Micheline Malhamé nous avaient à peine connus quelques mois plus tôt dans des conditions bien spéciales. Guy était le responsable au niveau national de toute la coordination du travail de la Croix Rouge Libanaise sur le terrain : on peut imaginer ce que cela veut dire en temps de guerre, avec des interventions à mener à toutes les heures du jour et de la nuit, souvent sous le feu des combattants qui ne respectaient même plus les secouristes (un certain nombre d’entre eux sont morts d’ailleurs pendant la guerre comme de véritables martyrs). Guy et Micheline venaient à peine de se marier et ils décident d’habiter et de dormir avec d’autres secouristes, chrétiens et musulmans, sur des matelas par terre dans une grande salle du Centre de la Croix Rouge, une vingtaine de jeunes dans la même salle, pour être toujours prêts à partir en mission : quelle belle intimité pour des jeunes mariés ! Et comme Michel Boustany, un de nos « Gen » faisait justement partie de ce groupe, c’est en allant rendre visite à Michel que nous avons connu Guy et Micheline qui ont très vite été touchés par notre idéal. Un jour ils apprennent que leur maison a été complètement incendiée : il ne leur reste que leur voiture et quelques affaires. C’est un choc terrible. Michel leur propose de prendre quelques semaines de vacances et d’aller en voiture en Italie connaître la petite cité de Loppiano. Guy et Micheline en retournent complètement conquis et s’ouvre pour eux et pour nous une page importante de notre histoire commune. Mais il y a aussi Christian, le frère de Micheline, également secouriste, qui va perdre sa voiture incendiée, et Arlette leur sœur, engagée au service des handicapés de guerre. Car il y a les blessés à ramasser sur le terrain de bataille, mais ensuite il y a les handicapés, provisoires pour certains, et à vie pour la plupart, dont il faut s’occuper nuit et jour. Arlette est une fille très sportive, championne de basket. Elle n’hésite pas à faire des folies pour aider et soigner ces handicapés : porter toute seule dans des escaliers un jeune assis sur sa chaise roulante. Elle va d’ailleurs y perdre une partie de sa santé en s’abîmant complètement la colonne vertébrale. Mais lorsqu’on est jeune et devant tellement de détresse on ne calcule pas trop.

     C’est aussi dans ces centres pour handicapés que nous faisons la connaissance de gens extraordinaires comme Costa qui avait perdu ses deux jambes sectionnées par un train pendant sa jeunesse, mais qui s’était tout de même marié avec Claire, une jeune fille française très généreuse : quelle joie de connaître cette famille spéciale avec Costa, Claire et leurs enfants ! Costa conduisait sa voiture, allait à son travail et se préoccupait de tout le monde. C’est là que nous avons connu aussi son frère Vango, aiguilleur du ciel, qui risquait sa vie chaque jour sur la route de l’aéroport pour aller à son travail et sa femme Hélène et leurs trois enfants. Et puis il y avait Charles, un véritable miracle ambulant. Charles avait été atteint d’une balle dans la colonne vertébrale aux premiers jours de bataille : il défendait son quartier. Le voilà paraplégique pour toute la vie sur une chaise roulante. Là aussi l’aventure hors norme de son amour avec Marie-Thérèse : une nouvelle famille est fondée qui leur donnera Yoanna et Marc et une vie au service des autres qui dure encore, même si Charles nous aide maintenant du ciel : son corps épuisé a fini par lâcher il y a trois ans, mais quel témoignage il va donner toute sa vie que Dieu peut vraiment transformer une tragédie en un trésor !

    Un des problèmes de l’époque c’était le climat de violence qui se répandait partout. Les jeunes de tous les quartiers se retrouvaient presque de force avec des armes en main, soi-disant pour défendre leur immeuble ou leur rue, mais on les envoyait aussi en mission sous les ordres ne n’importe quel chef de milice de quartier, sans discipline, avec souvent des idées de vengeance. On assassinait pour un rien, simplement en lisant le nom sur la carte d’identité : chrétien, musulman, palestinien, habitant de telle région ou de tel quartier, cela suffisait pour être kidnappé ou tué. Les jeunes du Mouvement, comme une grande majorité de jeunes, au moins au début, n’étaient pas d’accord avec cette violence. Mais refuser de prendre les armes était considéré comme de la lâcheté. C’est pour cela que beaucoup des nôtres se sont engagés dans la Croix Rouge et dans les hôpitaux pour aider, comme Roula Najjar. Un certain nombre ont décidé de se lancer aussi dans la médecine ou des métiers du même domaine : Paulette, Saïd, Katia, Freddy (en pharmacie). Et c’est dans ces milieux-là que nous avons connu aussi beaucoup de jeunes formidables qui refusaient eux aussi cette chaîne de mort, comme Béchara Ziadé.

    Rino s’était même engagé avec la Croix Rouge internationale avec Toufic, Adel et Joe Chehade. On les envoyait dans des missions difficiles, rechercher par exemple des personnes disparues. Souvent les communications n’étaient plus possibles d’une région à l’autre. Il y avait parfois des situations émouvantes, comme cette fois où Rino qui portait le message d’un parent à une personne âgée a vu cette personne presque s’évanouir devant lui, car elle croyait que son parent était mort. Un des avantages de cette mission est que Rino avait toujours des bons d’essence qu’il pouvait partager avec le focolare, car l’essence était de plus en plus rare et nous en avions tellement besoin pour aller aider ou dépanner nos amis un peu partout.

    Il est difficile d’expliquer ce climat de guerre perpétuelle qui vous atteint à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Robert et Nelly avaient un appartement à la montagne plus sûr qu’en ville. Et c’est là pourtant que les éclats d’un obus tombé dans leur jardin a blessé deux de leurs enfants. Des blessures heureusement superficielles qui allaient vite guérir, mais c’est toujours un grand moment d’angoisse, avec les traumatismes que cela peut entraîner pour la suite. Des gens leur disaient : « Vous devez vous venger ! » Se venger cela voulait dire demander à des miliciens de bombarder le quartier d’où provenait l’obus. Et Robert de répondre : « Envoyer un obus pour blesser ou tuer des enfants innocents qui n’ont rien à voir avec tout ça comme nos enfants ? Jamais ! » Combien de témoignages de paix à contre courant nous avons pu souvent donner avec beaucoup de nos amis !

    Mais Janine a invité tout de suite Robert et Nelly à se réfugier à l’IRAP qui était dans une zone plus sûre. Leur école pour enfants sourds allait devenir un véritable centre pour réfugiés de toutes sortes où on se retrouvait souvent pour échanger, se reposer. Guido y disait souvent la messe dans la petite chapelle aménagée de manière très belle à la place d’une ancienne étable. Une oasis au milieu de la violence.

    Et la bataille, ou les batailles faisaient de plus en plus rage. Les phalangistes de nos quartiers avaient décidé de déloger définitivement toute présence palestinienne de la région. Il y avait un camp palestinien à Tell Zaatar avec des centaines ou même plus de familles palestiniennes avec femmes et enfants. Ils se sont mis à les encercler et à les bombarder de tous les côtés. Sous les fenêtres de notre focolare de Beyrouth il y avait souvent un camion qui venait placer un canon pour tirer sur le camp avec des jeunes autour du camion qui criaient comme pour un match de football chaque fois que l’obus atteignait son but : mais ce n’était pas du sport, cela voulait dire des morts et des blessés. C’était une atmosphère insoutenable avec des détails que je n’ose même plus écrire dans ces souvenirs pour ne pas trop choquer. Guy, avec sa responsabilité à la Croix Rouge, avait finalement pu obtenir un cessez le feu pour évacuer les survivants du camp. Avec Christian et quelques autres secouristes, ils ont pu organiser un convoi avec des ambulances et des camions. On a même tiré sur les ambulances, mais, au péril de leur vie, ils ont pu sauver des centaines de personnes. Janine et Souad allaient d’ailleurs adopter six enfants palestiniens en bas âge, trois garçons et trois filles, qui avaient vu leurs parents tués devant eux et qui allaient faire partie de la communauté de l’IRAP au moins jusqu’à ce qu’ils puissent se débrouiller dans la vie, se marier et trouver un travail : jusqu’à maintenant l’IRAP est leur famille.

    Avec tout cela nous avons eu les premiers morts parmi nos amis. Le Père Loutfallah, un vieux religieux antonin qui aimait beaucoup participer à nos rencontres. Deux jeunes de Zahlé Elias et Steve avec lesquels nous avions passé tellement de beaux moments ensemble : Elias atteint par une balle perdue sur son balcon. En peu de temps, Saïd a eu la nouvelle de la mort de sa grand-mère, victime elle aussi de la guerre, et de son frère tué par un franc-tireur en traversant une rue, avec un autre de ses frères à côté de lui qui n’a rien pu faire pour le sauver. Et là encore quel témoignage lorsque Saïd, au moment de la messe pour son frère, disait qu’il fallait prier aussi pour le franc-tireur !

    La vie s’organisait au milieu de tout ça, autant que c’était possible. On allait au travail, au moins le matin, car les batailles se déchainaient en général de trois ou quatre heures de l’après-midi jusqu’à quatre heures du matin, comme avec un accord tacite pour laisser un semblant de vie normale et pour permettre aux gens de circuler un peu pour se ravitailler. On ne dormait évidemment pas beaucoup la nuit. En une nuit il pouvait tomber des centaines d’obus sur Achrafieh. Si le risque était trop grand on mettait un matelas par terre et on dormait dans un couloir, un peu loin des fenêtres.

    L’eau avait commencé à manquer. Elle arrivait une fois ou deux par semaine pour peu de temps. On laissait les robinets ouverts la nuit pour être réveillés par le bruit de l’eau et, en quelques minutes, avec un tuyau, on devait remplir tout ce qu’on pouvait de marmites, seaux, récipients de toutes sortes, wc et baignoire. Puis on allait se recoucher. L’électricité manquait très souvent. La première fois qu’elle nous a lâchés pour de bon et que nous avons compris qu’elle ne reviendrait plus, nous avons vidé tous nos freezers et fait avec les voisins de l’immeuble un grand partage de toutes nos réserves de viande ou aliments divers. Pendant deux jours nous avons mangé de la viande, matin, midi et soir, pour ne pas devoir la jeter avec la chaleur et l’humidité de l’été à Beyrouth. Les coupures d’électricité, cela voulait dire aussi rester tout à coup enfermés pour un long moment dans un ascenseur, jusqu’à ce quelqu’un vous entende et vienne vous délivrer, ou bien monter des étages d’escaliers avec des seaux d’eau potable ramenés d’une source proche : nos dos en ont certainement pas mal souffert. On ne trouvait pas facilement de pain non plus, il fallait faire, dans la rue, des queues interminables et attendre patiemment son tour pendant une demi-heure ou plus. Une fois, Nadima, une de nos jeunes qui voulait m’aider et aider le focolare, m’a appelé à passer devant et j’ai eu mon pain presque tout de suite : elle avait dit au boulanger que j’étais un mercenaire français qui combattait avec les miliciens du quartier. Je n’étais évidemment pas fier et je n’ai pas recommencé.

    Et pourtant notre vie avait encore des aspects qui faisaient croire que tout était normal. L’école ouvrait tous les jours, lorsqu’il n’y avait pas une grosse bataille. Simplement on faisait un horaire continu jusqu’à 2 heures de l’après-midi et tout le monde courait à la maison. Et combien de beaux souvenirs à l’école ! C’est là d’ailleurs que logeait le Père Kolvenbach, supérieur régional des Jésuites, avec lequel j’étais invité parfois à prendre mon repas de midi. Un homme exceptionnel qui allait devenir en 1983 le supérieur général de tous les Jésuites du monde entier. Il était hollandais, connaissait environ 15 langues, et mêlait sa culture encyclopédique à une grande spiritualité et une extraordinaire simplicité. Après avoir assumé cette charge délicate pendant 25 ans, le Père Kolvenbach  a d’ailleurs présenté sa démission en 2008 et il a demandé à revenir comme un simple Jésuite dans un couvent de Beyrouth, où il vit jusqu’à maintenant.

    Autres aspects normaux : nous continuions à nous entraîner à jouer de la musique et à chanter avec notre petit orchestre. Les répétitions se passaient souvent chez les Chehade à Kahalé. Et nous étions prêts à animer les rencontres du Mouvement que nous faisions encore le plus régulièrement possible, avec toujours beaucoup de vie et de partage. Je m’étais mis aussi à prendre des leçons d’arabe classique, en même temps qu’Agape. Nous avions même, comme étudiant dans la même classe que nous, le Père Ducruet, Jésuite français, recteur de l’Université Saint Joseph, fameuse université fondée à Beyrouth par les Pères Jésuites en 1875.

    Une chose un peu extraordinaire : on nous avait dit qu’en donnant 100 livres libanaises à Camille Chamoun, l’ancien président de la république libanaise, on pouvait obtenir carte d’identité et passeport libanais. Et c’est ce que nous avons fait. Guido et Rino, italiens, Pierre et moi, français, et Amy, chinoise, nous étions tous devenus libanais. Nous étions tous de la municipalité de Sed El Bauchrieh, dans la banlieue de Beyrouth. Pourquoi cela ? Simplement parce qu’il y avait eu un incendie dans les bâtiments de la mairie et toutes les archives avaient brûlé, excellente occasion pour inventer des « nationalités » imaginaires : en temps de guerre tout est permis. Malheureusement, devant un très grand nombre d’excès de ce genre, les autorités libanaises ont changé l’année suivante tous les documents des citoyens libanais, en demandant de produire des certificats qui remontaient à nos grands-parents et notre « libanité » a dû s’arrêter là.

    En attendant la famille grandissait. Nouveaux adhérents, mais aussi nouveaux enfants de nos familles. Walid chez les Matta et Elsa chez les Sikias. Je n’oublierai jamais le baptême d’Elsa au cours duquel sa sœur Maria, qui avait à peine deux ou trois ans, en voyant la procession avancer dans l’église avec les cierges allumés, s’est mise à chanter : « happy birthday to you », avec un bel éclat de rire général au milieu de la cérémonie. Combien d’anecdotes y aurait-il d’ailleurs à raconter avec les enfants de nos familles. Comme l’histoire de Raffy Doummar qui faisait souvent des bêtises à la maison ; ses parents, ne sachant plus quelle méthode employer, lui avaient dit : « Même si nous ne sommes pas avec toi dans la pièce, il y a la Vierge Marie qui te voit » Raffy avait tout de même continué à faire les mêmes bêtises : bien sûr il avait tourné la statue de la Vierge contre le mur, pour qu’elle ne le voie pas, et ainsi il était tranquille. Et puis ce film « Jésus de Nazareth » de Zefirelli pour lequel j’avais emmené un ou deux enfants au cinéma. René Matta, qui avait 7 ans, m’a posé des questions pendant tout le film. « C’est qui celui-là ? » « C’est Jean-Baptiste. » « Ah, c’est celui qui peut pas faire les lacets de Jésus ? » « Oui ! » Malheureusement cette phrase n’apparait pas dans le film et au bout de quelques minutes avec Jean-Baptiste, on passe à un autre épisode : « Mais pourquoi il a pas dit qui peut pas faire les lacets de Jésus ? » (mots exacts de René). Sa religion en a pris un grand coup ce jour-là.

    Beaucoup de jeunes nous ont connus pendant cette période, les soeurs Khoury, Amal, Najoie et Randa, Ginane et Patty, Babette, Maya, des jeunes de Kobeyate au nord (le village de Georges Breidi) comme Nadima et les Zraibi, et la liste serait trop longue. En été, avec tout ce nouveau monde, et comme l’essence était rare et qu’on pouvait difficilement se déplacer nous avons fait deux Mariapoli dans deux villages différents de la montagne à Ajaltoun et Kornet Chehwan. Des moments inoubliables. Avec Guido, Aletta, Pierre et Miriam nous sommes allés faire encore une belle Mariapoli en Terre Sainte en passant par Chypre. A peine arrivés à Chypre nous avons téléphoné en Suisse pour rassurer nos responsables sur notre situation au Liban : on ne pouvait plus téléphoner désormais du Liban à l’étranger.

    A la montagne nous faisions de plus en plus d’activités, c’est là que c’était en général le plus sûr. C’est là, encore à Ajaltoun, que se sont mariés Philippe et Léna Hage, un beau mariage entre nos jeunes que beaucoup d’autres allaient suivre. A Ajaltoun étaient réfugiés les Doummar, les Azar et les Dahdah. Une fois j’avais réussi à aller chez Michel et Gilberte Doummar, à 30 km de Beyrouth par les transports publics, mais plus d’essence pour rentrer, je suis resté plusieurs jours bloqués chez eux, sans même pouvoir téléphoner. Ils m’ont prêté quelques habits de Georges qui avait 14 ans. Je me souviens d’avoir composé une chanson en voyant la fumée de l’incendie du port de Beyrouth (un nuage noir qui se trainait sur 40 km jusqu’à Jbeil, entraîné par le vent) : « Les gens se battent, la ville éclate et je ne sais plus où aller... » Finalement Pierre a pu avoir un peu d’essence et, au bout d’une semaine, il est venu me récupérer.

    Robert et Nelly avaient pu participer à leur première Ecole pour focolarini mariés en Italie. Déjà certains de nos amis avaient aussi décidé d’émigrer, car la situation semblait sans beaucoup d’espoir. C’est comme ça que la famille Cherkesly est partie pour toujours au Canada, première d’une longue file de familles qui allait les suivre en Amérique du Nord, en Europe ou en Australie...

    Quand l’année scolaire a repris en septembre il y avait une grande incertitude. Il n’y avait plus suffisamment de classes au collège Saint Grégoire, j’ai dû chercher aussi quelques heures dans un collège privé avec des élèves de seconde, enfants de la haute société libanaise. C’est là que j’ai fait une de mes plus belles gaffes, un jour qu’un élève se plaignait du programme d’études, je lui ai répondu : « Je ne suis pas le ministre de l’éducation ! » Je n’avais pas compris encore que j’avais justement le fils du ministre de l’éducation parmi mes élèves. Mes gaffes sont souvent restées célèbres : il faut bien s’amuser de temps en temps au milieu de toute cette tension.

    Avec tout cela, je commençais à passer une période difficile. La fatigue, la peur, la tension de la guerre ? Peut-être. Dieu permet parfois certaines épreuves qui purifient. Mais, à un certain moment je me sentais si mal que je me demandais si j’allais pouvoir continuer au focolare. J’en ai parlé à Guido qui m’a emmené passer un week-end de repos dans une maison pour retraites à la montagne. Nous y avons parlé pendant des heures, ou plutôt j’ai beaucoup parlé et Guido m’a beaucoup écouté. En général, quand on a des problèmes personnels qui touchent des angles intimes de notre personnalité, on n’ose pas tout dire. Mais je crois que ce jour là, je voulais tellement convaincre Guido que je n’aurais pas pu continuer au focolare que j’en ai dit plus encore que la réalité. A la fin du week-end, Guido me regarde avec un grand sourire et me dit : « Non, Roland, tu es fait pour le focolare ! » J’ai cru à ses paroles, même si la sérénité a mis plusieurs mois à revenir. Et j’ai toujours remercié Dieu de ce moment difficile qui m’a beaucoup aidé à comprendre les autres quand eux aussi sont en crise. Notre vie est faite de toutes les saisons : nous ne pouvons pas nous sentir toujours au printemps ou en été. Parfois il faut aussi traverser l’hiver. En tous cas la guerre n’en était encore qu’à ses débuts et nous avions encore beaucoup à apprendre et à donner.


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